La publication de l’Histoire juive de la France m’a permis d’évoquer les persécutions et l’expulsion des Juifs du royaume de France puis leur intégration dans la nation (chronique 199), l’antisémitisme sous la IIIème République (chronique 200) et sous Vichy (chronique 201), puis la recrudescence de l’antisémitisme (chronique 202). Je reprends enfin la question de l’identité, en référence à plusieurs de mes articles déjà publiés.
En conclusion de l’Histoire juive de la France (1), Sylvie-Anne Goldberg évoque les nombreuses manières de “dire les judéités” et d’exprimer des identités juives par la foi et la réflexion religieuses, la philosophie, la littérature, la poésie, l’histoire, la chanson, le cinéma… Ces multiples approches ne nous donnent pas une définition précise de l’être juif (2) pour une bonne et simple raison : il n’y a pas d’identité juive clairement fixée. Comprendre cette incertitude essentielle permet de dissiper les fantasmes identitaires qui menacent toutes les collectivités politiques.
Ce travail de compréhension est difficile et j’ai parfois constaté une difficulté à nommer les Juifs, une hésitation entre israélites et hébreux. Un lecteur m’a reproché une majuscule qui impliquerait une définition “racialo-culturelle” du peuple juif. Tel n’est certainement pas le cas ! Dans une critique solidement étayée du livre de Shlomo Sand (3), Mireille Hadas-Lebel explique avec une pointe d’humour que l’essayiste a réussi à démontrer que les Juifs ne sont pas une race – ce qu’ils savaient déjà puisqu’un converti au judaïsme est “fils ou fille d’Abraham et de Sarah” (4).
On est juif selon l’Histoire et selon l’Esprit, dans la mémoire de la Sortie d’Egypte où s’invente la Liberté (5) et du don de la Loi. Dans notre civilisation, les Juifs sont le peuple de l’origine. C’est là un fait difficile à supporter, naguère par divers courants chrétiens, aujourd’hui par les extrémistes musulmans. Delphine Horvilleur écrit que les rabbins des premiers temps se sont interrogés sur la haine dont les Juifs étaient l’objet et que leur enquête “relève toujours d’un rapport douloureux à l’origine, d’un héritage et d’une rancœur ancestrale” (6).
Ce peuple de l’origine a la charge de transmettre l’héritage qu’il a reçu. Tâche redoutable car il fut le premier à comprendre qu’une transmission parfaitement fidèle est impossible. Tout texte, aussi sacré soit-il, peut être l’objet d’innombrables interprétations par des hommes qui sont pris dans le mouvement de leur propre histoire et de l’histoire humaine. Les Hébreux sont les gens du passage – ceux qui passent la mer et passent le message divin tout au long d’un exil qui nous rappelle l’errance métaphysique de l’homme.
Croyants ou non, les Juifs savent que la transmission est toujours une nécessité impérieuse, dans les nations comme dans les familles, mais aussi un acte manqué. Cette transmission ne se déroule pas seulement dans une communauté religieuse spécifique, ni dans une seule collectivité politique. Ce que les Juifs transmettent à ceux qui ne le sont pas, c’est la mémoire de la défaillance, l’expérience éprouvante de la faille. Dans Le Figaro, Delphine Horvilleur rappelait récemment que “le judaïsme a construit, à travers l’histoire, une expérience très forte du deuil personnel et collectif. Donc, on casse un verre pendant un mariage ; quand on construit une maison, il faut qu’elle ait un bout de mur fendu ou sur lequel il manque un carrelage. Cela rappelle qu’il faut vivre avec la cassure, l’imperfection. Et non imaginer que l’on puisse habiter un monde fini et complet. On ne peut vivre que cassé”.
La fragilité de cette existence établie sur le manque fait horreur à ceux qui rêvent d’une plénitude identitaire, qui permettrait de combler leurs propres failles. Ils ne supportent pas ce que nous rappellent les Juifs qui sont toujours tournés vers autre chose : il n’y a pas d’identité sans altérité. “En ce sens les juifs sont – ou devraient être – pour les autres eux-mêmes l’ouverture sur l’altérité”, écrit Vladimir Jankélévitch dans un texte que j’ai déjà longuement cité (7). Ce que nous communiquent les fils d’Israël, c’est le refus de l’assignation à une religion réduite à quelques clichés, à des particularités fictives érigées en statut ethnico-social. Il y a bien une question juive, entendue comme question sans réponse certaine sur l’être juif, qui doit être entendue comme question sur l’être humain.
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1/ Histoire juive de la France, sous la direction de Sylvie-Anne Goldberg, Albin Michel, 2023.
2/ Cf. Sophie Nordmann, “L’irruption de l’être juif dans la philosophie française”, dans l’Histoire juive de la France, pages 982-989.
3/ Comment le peuple juif fut inventé ? De la Bible au sionisme, Fayard, 2009.
4/ Mireille Hadas-Lebel : “Le peuple juif est-il une invention ? Beaucoup de bruit pour peu de chose”, Commentaire, 2009/4 (numéro 128), pages 1037 à 1093.
5/ Raphaël Draï, La sortie d’Egypte, L’invention de la Liberté, Fayard, 1986.
6/ Delphine Horvilleur, Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019 et mon article : https://www.bertrand-renouvin.fr/la-question-antisemite-selon-delphine-horvilleur/
7/ Vladimir Jankélévitch, Sources, Seuil, 1984, et sur ce blog mon article “Sur l’antisémitisme” du 12 mars 1986. https://www.bertrand-renouvin.fr/sur-lantisemitisme/
« Dans notre civilisation, les Juifs sont le peuple de l’origine. C’est là un fait difficile à supporter, naguère par divers courants chrétiens, aujourd’hui par les extrémistes musulmans. »
Pour les musulmans , je ne sais pas.
En revanche en ce Mercredi des Cendres je précise que les Catholiques s’ils font leur le Nouveau Testament ne renient pas l’Ancien pour autant. L’abbé de Nantes l’a toujours dit, le judaïsme (authentique) se prolonge dans le christianisme, c’est pourquoi on peut parler de judaïsme chrétien. C’est ce qu’avaient parfaitement compris les Apôtres.