Nous ne sommes pas aux courses. Il ne s’agit pas de faire des pronostics sur l’arrivée de chevaux, de bateaux, de cyclistes ou de ratons-laveurs, en fonction de l’âge du capitaine, des muscles de la bête ou de la cote d’amour de l’équipe. Une élection n’est pas un pari mutuel, mais un choix délibéré qui engage plus que nous-mêmes.
Nous ne sommes pas les clients d’un institut de sondages, auquel nous aurions demandé une enquête sur l’évolution du goût des consommateurs de yaourts nature et aux fraises. Une fois encore, les sondages n’indiquent rien d’autre qu’une notoriété momentanée. Ni Raymond Barre, ni Simone Veil, ni Michel Rocard, ni les écologistes n’ont eu le brillant destin qui semblait résulter de la mesure « scientifique » des opinions. En démocratie, le débat n’est pas arbitré par des sondages, mais par des bulletins de vote ; ce ne sont pas des « échantillons représentatifs » qui déterminent la politique, mais un ensemble de citoyens.
Nous ne sommes pas dans une agence de placement. Le pouvoir de nomination repose sur un ensemble de dispositions légales et réglementaires, soumises au contrôle du juge administratif. Il est absurde de le contester – au nom de l’opacité corporative – mais il est indigne pour un militant politique de choisir un candidat en fonction de l’avantage personnel qu’il pourrait en retirer. Ces calculs se font aujourd’hui sous nos yeux, sans que les ralliements intéressés de ministres et de députés au favori des sondés suscitent autre chose que de nouveaux pronostics sur le futur vainqueur. Le clientélisme existait à Rome ? La chasse aux prébendes était un sport très pratiqué sous la monarchie ? La gauche ne s’est pas gênée ? Sans doute. Mais la banalité d’une conduite ne la rend pas acceptable pour autant. Et le fait que le Premier ministre soit le plus gros distributeur de place et de crédits actuellement sur le marché n’implique pas qu’on lui fasse allégeance.
Nous ne sommes pas dans un concours d’élégance. A lire certains journaux, il pourrait y avoir un doute. Et les flatteuses niaiseries qui montent vers M. Balladur m’obligent à rappeler que le général de Gaulle, avec son corps dégingandé et sa tête pas possible, avait moins fière allure que le maréchal Pétain – ce superbe vieillard qui avait des yeux magnifiques et de si belles moustaches. Le langage châtié et l’exquise courtoisie ne préjugent en rien des qualités de l’homme d’Etat. Ou alors il faut que les fidèles du général de Gaulle en rabattent.
Nous ne sommes pas appelés à distribuer des prix de vertu. Les magistrats nous en dissuaderaient, puisque la classe politique a agi, en matière de financement, avec une telle légèreté qu’il faudrait congédier une grande partie du personnel politique. Il faudra malgré tout choisir parmi celui-ci, à moins qu’on ne veuille, en favorisant les populismes, faire la politique du pire. Quant à M. Balladur, il démontre à son tour que les vertus privées ne font pas les vertus politiques. La fidélité est notamment une vertu inconnue chez ce personnage qui a, de façon délibérée et manifeste, trahi la confiance de Jacques Chirac.
Nous ne sommes pas en présent d’un prétendant légitime. J’entends par là qu’il n’y a pas de candidat « naturel » dans une compétition présidentielle et qu’il ne faut pas confondre la force légitimante du pouvoir – celle que donne le caractère historico-juridique de l’institution, et le consentement populaire démocratiquement exprimé – et le prestige, l’autorité et les instruments dont dispose celui qui a été installé à la tête du gouvernement. Le Premier ministre est un candidat parmi d’autres. Il impressionne plus que d’autres. Il dispose des moyens considérables de l’Etat. C’est beaucoup mais ce n’est pas tout. Il a la puissance : il ne saurait bénéficier de cette disposition légitime à l’exercice du pouvoir que donne une loi dynastique et (ou) l’éminence des services rendus au pays.
Inquiétons-nous, cependant, de cette fascination pour la puissance et de cet empressement servile que manifestent certaines éminences médiatiques : le débat démocratique se trouve d’emblée étouffé si l’on proclame jour après jour que le néo-libéralisme est la seule politique possible et M. Balladur le seul candidat crédible.
Nous sommes des citoyens libres. Et la campagne ne fait que commencer. Ne nous laissons pas intimider.
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Editorial publié dans le numéro 635 de « Royaliste » – 1995.
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