Habitué de nos colonnes et de nos Mercredis, Jean-Clément Martin, professeur émérite d’Histoire, après avoir étudié bien des aspects de la Révolution française, vient de livrer un ouvrage de référence avec cette Nouvelle histoire de la Révolution française, publiée l’année dernière chez Perrin. Cette nouvelle approche nous permet de modifier nos angles de vues sur la question et de renouveler un sujet sur lequel tant d’historiens ont écrit et se sont affrontés.

Royaliste : Vous évoquez dans votre livre quatre révolutions françaises…

Jean-Clément Martin : Le temps des révolutions commence en 1770 en France car c’est cette année-là qu’on se met à parler de révolution : c’est à propos de la révolution de Maupeou, lancée par Louis XV. En 1788-89, on entre dans la dernière révolution car la France clôture le temps des révolutions qui a marqué l’Europe et le monde ; cette révolution de 1788- 89 débouche sur la deuxième révolution qui commence le 10 août 1792 et qui s’achève quand le Directoire se met en place. S’ouvre alors le cycle des révolutions de palais et des coups d’Etat qui s’achève après la victoire de Marengo. Ces révolutions sont liées, mais il n’y avait pas de fatalité dans le déroulement des événements ni de déroulement idéologique bien réglé.

Nous sommes dans un phénomène mondial. A partir de 1760-1770, tous les pays européens rentrent dans un processus de réformes lancé par tous les souverains européens : c’est ce qu’on appelle le despotisme éclairé. Il y a une sécularisation administrative, une sécularisation de la société, une rationalisation du fonctionnement des pouvoirs publics et une rationalisation de la levée des impôts aussi bien au Portugal, en Suède, au Danemark, en Autriche…

Cela provoque partout les mêmes problèmes, que ce soit au Pérou ou dans les colonies américaines : on rentre dans des luttes qui engendrent dans certains cas des révolutions. En France, Louis XV veut rationaliser l’Eglise en dissolvant des ordres devenus étiques et c’est ainsi qu’on entre dans un processus qui va conduire à la Constitution civile du clergé. Louis XVI lance la départementalisation des impôts – c’est à ce moment qu’on invente le département. On pourrait multiplier les exemples dans tous les domaines et l’on voit que la Révolution aura à résoudre les problèmes qui étaient restés sans solution sous l’Ancien régime. C’est en effet une monarchie faible, un roi et une reine discrédités dans l’opinion qui doivent affronter à partir de 1785 des élites qui n’acceptent pas qu’on leur impose une nouvelle fiscalité et qui veulent contrôler l’Etat.

A partir de 1788, la résolution des conflits échappe à tout le monde : le roi renonce à contrôler l’opinion, il organise, mal, la réunion des Etats-Généraux, en doublant le Tiers contre les nobles et le haut clergé. A ce moment, on ne parle pas de révolution mais de régénération. Le roi s’engage de bonne foi dans cette entreprise et en même temps il est dépassé par les événements : ne maîtrisant pas les contradictions dans lesquels il s’enferme, ces contradictions ne font qu’augmenter. Lorsque le 14 juillet se produit, on commence à parler de révolution et les étrangers sont sidérés de voir que le roi avalise cette révolution.

Royaliste : Les Français dans leur ensemble sont-ils conscients de cette révolution ?

Jean-Clément Martin : Oui et non. En juin-juillet 1789, on instaure une sorte de monarchie parlementaire, il y a la Déclaration des droits, il y a des conflits de souverainetés, mais c’est en octobre 1789 que la conscience d’avoir franchi un cap devient manifeste : le roi est ramené à Paris et on se trouve devant une situation inédite qui n’implique d’ailleurs pas l’abolition de la monarchie : jusqu’en 1791, Robespierre ne voit pas d’autre solution que le maintien de Louis XVI. On entre ainsi dans une régénération qui se passe mal mais qui a tout de même lieu. De nouvelles institutions sont mises en place selon les intentions manifestées depuis 1770 et ces institutions sont acceptées parce qu’elles étaient attendues depuis longtemps et répondaient à de véritables problèmes.

Mais cela se passe mal à cause de la Constitution civile du clergé. Elle est dans le droit fil des préoccupations antérieures de la monarchie et elle est attendue par les courants jansénistes, par l’entourage du roi et acceptée par les trois-quarts des évêques. Mais cette Constitution est un prétexte pour mettre sur la table des conflits d’interprétation qui sont courants : on se demande ce qu’il en est de cette monarchie qui se permet de réformer l’Eglise sans l’aval du Pape… Ce n’est d’ailleurs pas impossible mais c’est une question de négociations. Mais au moment où le texte est envoyé à Rome, les jansénistes italiens contestent le Pape qui est confronté à une contestation de la catholicité universelle, notamment en Russie, et qui se sent assailli. Enfin, cette Constitution civile du clergé repose sur une nouvelle définition de l’Etat et sur une nouvelle définition des rapports entre l’Eglise et l’Etat : depuis la Déclaration de 1789, qui invoque l’Etre suprême, la religion catholique n’est plus la religion officielle et la France entre dans un nouvel univers. Ne l’oublions pas : presque au même moment le frère de Marie-Antoinette, empereur d’Autriche, veut imposer aux Belges l’équivalent de la Constitution civile du clergé – ce qui provoque la révolte des Belges qui chassent les troupes autrichiennes.

Royaliste : Venons-en au 10 Août…

Jean-Clément Martin : On a réussi une totale mutation de la nation et une totale crispation de la nation sur la question religieuse ; le roi et les opposants aux mesures nouvelles s’engagent dans cette faille et cela débouche sur une opposition ouverte marquée par la fuite du roi le 20 juin 1791. Le divorce est alors patent, il est aggravé par la course à la guerre : la régénération est abandonnée et la France se retrouve en guerre civile permanente. Le résultat, c’est la naissance d’un corps de révolutionnaire et d’une révolution.

Le 10 Août, c’est un coup de force organisé par des révolutionnaires contre d’autres révolutionnaires. L’affrontement est incertain. Il débouche sur une dualité révolutionnaire : la Commune insurrectionnelle est en opposition avec les députés de la Législative puis de la Convention. Il n’y a jamais un seul pouvoir qui tient la France mais plusieurs courants qui s’affrontent : jusqu’en 1793, nous ne sommes pas dans un pays révolutionnaire organisé mais dans une situation de surenchère permanente et sur tous les plans – politique, religieux, économique, militaire – qui se joue au détriment des ennemis de la Révolution. Cela permet de comprendre le procès de Louis XVI et la Vendée. Il y a un défaut d’Etat, un vide qui permet aux uns et aux autres de prendre toutes sortes de mesures.

Il faut attendre mars 1794 pour que cette révolution commence à s’organiser autour du Comité de Salut public et du Comité de sûreté générale et il faut attendre Thermidor pour qu’il y ait un régime révolutionnaire organisé et centralisé. Cette troisième révolution débouche à partir de 1795 sur une stabilisation qui est organisée par les vainqueurs financiers et militaires. Cette stabilisation est marquée par des coups d’Etat et l’armée qui fait vivre la nation depuis 1795 réalise en quelque sorte ses gains en 1799.

Royaliste : Quelles leçons tirez-vous de ces événements ?

Jean-Clément Martin : La force des choses est le fil rouge de ce livre. Il n’y avait pas de volonté révolutionnaire. Il n’y avait pas de militants révolutionnaires. Il n’y avait pas d’idéologie révolutionnaire. Les idées de Rousseau étaient utilisées par la révolution comme par la contre-révolution. Les nobles de haut rang étaient voltairiens avant d’être chassés de France. Il y avait une attente de réformes qui rentrent dans des jeux politiques qui s’inscrivent dans un certain contexte : c’est ainsi que ce qui pouvait être accepté – par exemple la Constitution civile du clergé – ne l’est pas. Cette révolution se fait à marche forcée et elle se fait sans que personne ni ne la prépare ni ne la comprenne. Barnave, qui lance la révolution à Grenoble et qui la théorise en 1789, comprend avant de monter sur l’échafaud en 1794 que ce qu’il avait ouvert est une révolution qui s’est trouvée confrontée à des groupes sociaux auxquels il n’avait pas pensé. Avant Guizot et avant Marx, Barnave a compris la lutte des classes, que Robespierre n’a jamais pu comprendre. Si Robespierre devient après la fuite du roi l’incarnation du jacobinisme naissant, c’est qu’autour de lui il n’y a plus personne. Il est porté par ce qui se produit et il va être dépassé comme tous les acteurs de la Révolution : leur grande préoccupation, c’est de contrôler le pouvoir qui leur échappe.

Il faut bien comprendre la dualité des pouvoirs qui apparaît en 1789 et qui s’achève à la fin 1794. Ce qui est en cause, ce sont les deux principes fondamentaux de légitimité et de légalité et personne n’arrive à trouver de solution simple. A partir du moment où l’illégalité devient source de légitimité, et où personne ne parvient à contrôler le cadre dans lequel s’établissent la nouvelle légalité et la nouvelle légitimité, on est dans une surenchère permanente. Barnave a passé son temps à dire qu’il ne fallait pas déborder le nouveau cadre mais il n’a pas compris que les forces et les attentes sont tellement grandes, dans une population lettrée et mobilisée, qu’il n’est pas possible de les endiguer. Les acteurs de la Révolution doivent assumer les forces en mouvement, et ils s’y soumettent. C’est ce qui fait que tous les groupes révolutionnaires ont été considérés, à un moment ou à un autre, comme contrerévolutionnaires – y compris Robespierre et les hébertistes. Cela signifie que nous sommes dans la rhétorique, et qu’il n’y a pas de définition stricte selon une idéologie. Il n’y a jamais eu de système révolutionnaire, de principe révolutionnaire, d’unité révolutionnaire. La preuve, c’est que, dans le climat que vous connaissez, une forte minorité de députés refuse de voter la mort du roi.

Nous vivons aujourd’hui encore sur les discours révolutionnaires, qui forment l’héritage monumental de la Révolution, mais n’oublions pas que la guerre civile et l’état de siège constituent la réalité de cette époque pendant laquelle le régime est toujours en sursis, pendant laquelle l’armée incarne le sentiment patriotique et devient la principale force, très aimée, de la nation.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1043 de « Royaliste » – 11 novembre 2013.

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