Les religions à la traîne des empires – Entretien avec Gabriel Martinez-Gros

Nov 4, 2022 | Entretien

 

Professeur émérite d’histoire de l’islam médiéval à l’université de Nanterre, auteur de nombreux ouvrages présentés dans Royaliste, Gabriel Martinez-Gros a récemment publié La Traîne des empires (Editions Passés/Composés), dans lequel il étudie les liens entre l’Empire et les religions universelles. 

Royaliste : Votre livre prolonge la Brève histoire des empires que vous aviez publiée en 2014 et qui, déjà, bouleversait la conception commune de l’histoire et de la fin des empires…

Gabriel Martinez-Gros : L’empire ne disparaît pas dans les flammes et l’apocalypse ! Il ne vit pas non plus de violence : c’est une réalité pacifique et pacifiante. L’empire s’étiole plus qu’il ne disparaît, par accentuation de ses fonctions majeures de désarmement et de pacification. Car c’est cela un empire : sa dynamique consiste à transférer l’agressivité naturelle des groupes humains aux fonctions productives et aux fonctions éthiques et intellectuelles dont la religion va se nourrir. Une religion est la conséquence la plus importante de la sédentarisation des peuples. Le regroupement des sédentaires qui font métier de savoir aboutit à l’autonomie du discours sur les valeurs, qui se détache de l’action politique. La religion se définit par ce détachement des valeurs et de l’agir : elle est une cristallisation du discours sans implication directe dans l’action, elle ne se soucie pas de la réussite ou de l’échec de ce qu’elle ordonne. Pour la religion, il n’y a pas de solution au silence des espaces infinis qui effraie Pascal.

Royaliste : La thèse est simple mais elle mérite d’amples explications !

Gabriel Martinez-Gros : Il s’agit de montrer comment on passe de l’empire à la religion. Mais la conséquence est mieux définie que la cause. Nous savons à peu près ce qu’est une religion universelle – le christianisme, l’islam, le bouddhisme – mais nous hésitons sur la définition de l’empire. Il y a beaucoup de débats sur cette question et on se demande toujours si les Aztèques, ou les Russes, forment un empire. On peut répondre tout simplement que les véritables empires s’achèvent en religion. Donc il n’y a que trois empires ou quatre parce qu’il n’y a que trois religions : l’Empire romain, l’Empire chinois et l’Empire islamique. Il peut y avoir des rejets d’empire : par exemple l’empire ottoman est un rejet de l’empire islamique.

Royaliste : “Trois ou quatre empires”, dites-vous. Qu’en est-il de l’Inde et de l’hindouisme ?

Gabriel Martinez-Gros : L’hindouisme, synthèse des rites multiples de l’Inde, est le produit d’un empire indien constitué par la conquête islamique puis par la conquête britannique. Pour que l’hindouisme existe, il fallait un empire unifié.

Royaliste : Après la religion, y a-t-il d’autres traits constitutifs des empires ?

Gabriel Martinez-Gros : La densité des empires est une donnée très importante. L’empire perse achéménide ne devait pas rassembler moins de 10% de la population mondiale, soit une quinzaine de millions d’habitants. L’empire romain et l’empire chinois représentaient, chacun, entre 20 et 25% de la population mondiale. Aujourd’hui, la Russie et les Etats-Unis n’ont pas la taille impériale – seules la Chine et l’Inde ont la taille requise – mais cela ne signifie pas que ces deux derniers pays soient des empires.

Deuxième caractéristique : l’empire est un mode de fonctionnement politique et social. Il construit une spirale de prospérité en imposant à sa population un impôt qui permet une forte mobilisation de capital, une forte demande des élites qui aboutit à un essor productif considérable, à une diversification des métiers, à la multiplication des artisanats urbains, à l’invention de techniques nouvelles qui aboutissent à des gains de productivité qui bénéficient à l’ensemble de la société.

L’empire élargit les horizons économiques, il brise les structures naturelles de production – familiales, claniques, tribales – et il réduit ses sujets à l’état d’individus productifs. Comme le montre Ibn Khaldoun, l’empire est d’abord un projet économique, une promesse de prospérité, en échange de la désolidarisation des personnes et du désarmement des populations. Comme les fonctions militaires et policières ne peuvent pas être exercées par les sujets de l’empire, la police et l’armée sont confiées par l’autorité impériale à des groupes bédouins issus des marges de l’empire – qui tôt ou tard prennent le pouvoir.

L’un des symptômes de l’Empire, c’est que ceux qui règnent et qui gouvernent sont une minorité par rapport à la majorité de la population impériale. Vous voyez que ni les Etats-Unis, ni la Russie ne sont des empires selon cette caractéristique. En Chine, les Mandchous sont totalement étrangers et totalement séparés des Chinois par la volonté des uns et des autres. C’est la même chose dans l’Inde moghole où vers 1700 la population indienne compte 170 millions d’habitants alors que 200 à 250 000 Moghols, “étrangers, blancs de peau et musulmans” comme le dit un contemporain, tiennent l’appareil d’Etat sous l’égide de l’empereur. Cent cinquante ans plus tard, 250 000 Cipayes et soldats britanniques dominent deux cents millions d’Indiens. Les proportions sont les mêmes ! L’Empire britannique s’est inscrit dans la continuité de l’Empire moghol.

Royaliste : Comment ce système impérial est-il né ?

Gabriel Martinez-Gros : J’ai essayé de définir une séquence impériale avec trois moments :

Le premier temps est celui des royaumes combattants. C’est le temps des principautés qui précèdent l’organisation impériale. Il y a des royaumes combattants en Chine et dans la constitution de tous les empires. Les cités grecques autour d’Athènes sont des royaumes combattants parce que leur visée n’est pas seulement la Ligue de Délos : le but de la Grèce, entre les guerres médiques et la conquête d’Alexandre, c’est de se préserver de l’Empire perse, puis de le détruire. La République romaine est un royaume combattant, de même que les tribus arabes.

Ces royaumes combattants font un très large appel à la mobilisation populaire pour la guerre. A la fin de la vague des conquêtes arabes, au VIIe siècle, on estime que l’Empire islamique préconstitué aligne 250 000 combattants. Trois siècles plus tard, l’Empire abbasside à son apogée en a 30 000. La diminution des effectifs militaires est la marque de tous les empires. Dans les royaumes combattants, c’est le peuple mobilisé qui décide – en Grèce comme dans les autres royaumes. Si l’on veut que le peuple ne décide plus, il faut que les conquêtes s’arrêtent – c’est le cas à Rome.

Royaliste : Vient ensuite le temps de l’empire proprement dit…

Gabriel Martinez-Gros : C’est le temps de la clôture du territoire, du désarmement progressif du peuple – à la fois des conquis et des anciens conquérants – qui se réunissent dans la même servitude. La force revient à des ethnies marginales – ainsi dans l’Empire abbasside, dans celui des Han, dans l’Empire romain après le Ier siècle.

Troisième moment : l’empire s’enraye au bout de trois ou quatre siècles par l’effet du désarmement, de la sédentarisation et de la paix. C’est la réussite même de l’empire qui le conduit à l’échec. Cela tient à la prise en charge de toutes les fonctions de protection, policières, militaires, caritatives. Ces charges sont finalement trop lourdes malgré les ressources fiscales. L’empire paie finalement sa toute-puissance.  Il plie sous le poids de ses sujets qu’il a privés de la capacité de se défendre et de s’entraider. D’où les crises financières qui marquent la fin des empires.

C’est alors qu’émerge la religion, qui naît d’un extrême raffinement des métiers de l’enseignement, de la formation des valeurs. Une population de clercs se rassemble et reçoit une place dans la société. Ces intellectuels réussissent lorsqu’ils parviennent à transformer l’impuissance militaire et politique de l’empire en une impuissance ontologique – en un discours sur l’impuissance de l’homme face au monde et face à la divinité. La religion ne pose que les problèmes qu’elle ne peut pas résoudre, à l’inverse de la fameuse formule de Marx. Elle a les mêmes valeurs que l’empire – la paix, l’universalité – mais son combat contre le Mal ne peut avoir de fin.

Royaliste : Vous dites que nous assistons à la naissance d’une nouvelle religion…

Gabriel Martinez-Gros : Nous connaissons depuis deux siècles une sédentarisation rapide, bien plus profonde que les anciennes sédentarisations impériales, avec une multiplication inouïe de la population et de la richesse. Nous approchons de la fin de cette prospérité dont la brusque décélération de la croissance démographique est le signe. Nous assistons depuis dix ans à la stagnation de la productivité qui tient au fait que la masse de la main d’œuvre se concentre dans les métiers à productivité faible ou nulle : métiers du soin, enseignement etc.  La mondialisation compense en partie le marasme par des économies d’échelle, des délocalisations qui permettent le rattrapage des pays les plus riches par de nouvelles puissances – la Chine, l’Inde. L’impuissance économique se double d’une impuissance politique croissante et, sur le plan militaire, l’appel aux mercenaires se généralise.

Enfin, une nouvelle religion est peut-être en train de naître. Dans les années soixante, l’antiracisme était posé aux Etats-Unis comme un problème politique : l’injustice faite à la communauté noire impliquait des solutions à court terme – la discrimination positive – pour effacer le racisme en une ou deux générations. Aujourd’hui, les races sont tenues par les antiracistes comme des réalités éternelles, parce que le racisme est lui-même tenu pour un Mal indestructible. Quant à l’antiracisme aux Etats-Unis, nous sommes entrés dans une pensée religieuse, qui ne vise plus à une solution pratique et politique.

Il y a donc une impuissance politique et l’esquisse d’une nouvelle religion, mais il n’y a pas d’empire car, depuis deux siècles, il n’y a jamais eu d’empire en Occident. Ce sont les Etats nationaux qui ont créé la spirale ascendante de la prospérité. La révolution industrielle a permis d’assurer la prospérité en même temps que la guerre, par le biais de nos royaumes combattants. Les énormes pertes humaines provoquées par les deux guerres mondiales ont été compensées par la croissance démographique avec une facilité déconcertante.

Nous en sommes là. Nous voyons apparaître de nouveaux dogmes religieux – l’antiracisme, l’écologisme – mais ils ne prennent pas la suite d’un empire comme nous l’avons vu pour le bouddhisme, le christianisme et le sunnisme. Ces nouvelles religions s’attaquent aux Etats nationaux et le choc est très sévère : alors que les valeurs des empires préparent les religions, les valeurs des Etats nationaux ne sont pas les valeurs des religions qui s’amorcent, car nos démocraties ne sont pas nécessairement pacifiques.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1234 de « Royaliste » – 4 novembre 2022

 

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