Les révolutions de France selon Emmanuel Todd

Juin 23, 1988 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Personne ne devrait ignorer le tableau, dérangeant mais toujours passionnant, qu’Emmanuel Todd dresse de l’ancienne et de la nouvelle France.

Français, nous connaissons-nous vraiment ? Nous croyons faire nos choix politiques en toute liberté, selon nos raisons et nos passions du moment. Et pourtant, nos idées et nos références s’inscrivent dans des structures, des constantes, des traditions, dont nous n’avons pas conscience. Telle est, ici trop schématisée, la thèse qu’Emmanuel Todd présente dans une étude consacrée aux bouleversements politiques et sociaux que notre pays est en train de vivre.

Pour comprendre ceux-ci, il faut les situer dans la longue durée de notre histoire, que l’auteur de « La Nouvelle France » examine avec une rigueur scientifique. Nous sommes loin, en effet, des essais brillamment troussés dont nous sommes si friands. Démographe, anthropologue, Emmanuel Todd fonde ses observations sur des statistiques et des cartes qui dessinent des figures de la France auxquelles nous ne sommes guère habitués.

A l’idée reçue d’une société complètement unifiée, aux explications classiques de nos divisions politiques, Emmanuel Todd oppose un tableau fortement contrasté. Existeraient une « société sud », dynamique dans sa culture, faible dans sa démographie, caractérisée par des familles-souches (larges), tandis que la « société-nord », de structure familiale nucléaire, se définirait par le schéma inverse. Comme rien n’est simple, la façade méditerranéenne est proche du système nordiste, tandis que le Nord-Pas de Calais, la Bretagne et l’Alsace se rapprochent du système sudiste.

Ceci établi, Emmanuel Todd montre comment les grands événements religieux et politiques (Réforme, Révolution, laïcité républicaine) sont reçus par ces systèmes et s’y inscrivent, puis comment les deux gauches et les deux droites s’implantent – toujours selon de nettes constantes. En gros, la société nord, égalitaire, est révolutionnaire, déchristianisée, républicaine, tandis que la société sud demeurera contre-révolutionnaire, catholique ou protestante, et attachée au principe d’autorité. Ce qui permet de comprendre le succès du Parti communiste dans des régions rurales mais à forte tradition autoritaire, et le fait que le socialisme soit l’héritier, non de la Révolution, mais du royalisme dans le sud-ouest, et du catholicisme déclinant …

Ces quelques notations ne peuvent rendre compte de la précision et de la finesse des analyses de l’auteur, et de l’éclairage pertinent qu’elles jettent sur notre histoire politique et religieuse. Elles risquent au contraire de donner une impression de strict déterminisme, alors qu’il s’agit d’une mise en relation de structures familiales et d’idéologies politiques qui ne prétend pas épuiser toute la réalité.

Le fait est que cette méthode d’observation permet de saisir, mieux que d’autres, l’ampleur de nos actuelles révolutions sociales et politiques : exode ouvrier qui fait suite à l’exode rural, importance des phénomènes migratoires (de l’étranger vers la France, mais aussi des Français du nord vers le sud ce qu’on oublie trop souvent) révolution culturelle des années soixante et mutations économiques qui opèrent une très brutal bouleversement des structures et des mentalités comme si la France avait fait à la fois sa Révolution politique et sa révolution industrielle. La décomposition des gauches et des droites, la vague xénophobe et la crise d’identité d’un Parti socialiste partagé entre sa tradition autoritaire et sa tradition libertaire sont les conséquences de cette transformation d’une ampleur exceptionnelle. Le catholicisme et le communisme en ont été brisés, mais le pari d’Emmanuel Todd est que ces effondrements brutaux et les réactions d’angoisse qu’ils provoquent n’empêcheront pas la France de demeurer elle-même.

Ainsi brossé, ce tableau de la France ne satisfera aucun responsable politique, syndical ou religieux. Raison de plus pour l’étudier avec une attention extrême.

***

Emmanuel Todd, La Nouvelle France, Le Seuil 1988,

Article publié dans le numéro 496 de « Royaliste » – 23 juin 1988

Partagez

0 commentaires