En ce temps-là, on ignorait tout de l’Archipel du Goulag. Et ceux qui parlaient de l’existence de camps de déportation en Union soviétique, étaient rangés parmi les vipères lubriques, les hitléro-trotskistes, les agents de l’Intelligence Service et de la CIA. De même que, comme Rajk en Hongrie, Kostov en Bulgarie, Slansky en Tchécoslovaquie, les plus vieux communistes, les plus grands dignitaires des partis au pouvoir étaient jugés, voire exécutés, à la suite de révélations sensationnelles sur leur complicité avec le nazisme ou l’impérialisme. Sartre, quant à lui, était publiquement qualifié de « hyène dactylographe » et Fougeron, plus que Picasso, représentait l’avant-garde dans la « bataille de la peinture ». C’était le temps du stalinisme, qu’évoque Dominique Desanti — ancienne journaliste communiste — dans un gros livre où se mêlent les souvenirs de l’ex-internationale communiste et ceux du Parti français.
Souvenirs dépourvus d’acrimonie, bien que l’auteur ait quitté le P.C. après Budapest et souffre encore d’avoir publié un livre contre Tito et ses « complices ». Souvenirs que le passé ne peut embellir, puisque Dominique Desanti sait maintenant tout de l’enfer totalitaire qu’elle côtoyait sans le voir.
Triste aventure, qui conduisit de jeunes intellectuels venus au Parti pendant la Résistance au pire des conformismes, au manichéisme sommaire, à la dogmatique sans nuances. Ceux qui n’acceptaient pas cette discipline morale et intellectuelle étaient bannis sans pitié, comme le professeur Marcel Prenant, coupable de n’avoir pas su vénérer les théories biologiques de Lyssenko. Et ceux, parmi les dirigeants, qui avaient commis quelque erreur ou cessé de plaire étaient sordidement exclus, réduits au silence et moralement liquidés comme Lecœur, Marty ou Tillon qui furent, en leur temps, des figures vénérées du Parti français. Car, hormis l’exécution physique, le P.C.F. calquait exactement ses méthodes, sa mentalité, sa morale sur celles du régime soviétique. Thorez, le « fils du peuple, homme d’Etat incontestable », est comme Staline, le père du peuple communiste. Maurice, c’est « celui de France que nous aimons le plus », dont on célèbre pieusement chaque anniversaire et qui fait l’objet de poèmes touchants. Tel celui d’Aragon lorsque Thorez revient d’URSS après sa maladie : « Il revient – Les vélos sur le chemin des villes – Ils parlent rapprochant leurs nickels éblouis – Tu l’entends batelier, Il revient – Quoi comment II Revient. Je te le dis docker II revient oui. »
Couplets qui témoignent du sentimentalisme de ce « parti révolutionnaire », à quoi se mêle un rigorisme très bourgeois : les couples (« Maurice et Jeannette », « Louis et Elsa » dont D. Desanti brosse un portrait savoureux) sont des institutions sacrées. Et les inimitiés personnelles, les querelles de clans, les ambitions et les vengeances y pèsent autant que dans n’importe quel autre groupe. Alors, pourquoi entrait-on au Parti ? Par patriotisme, comme la génération de la Résistance. Parce que le marxisme offrait aux intellectuels un ensemble fascinant de certitudes. Mais surtout pour le sentiment exaltant d’être aux côtés du peuple, dans sa lutte pour la dignité. Et c’est vrai que le Parti communiste, avec son totalitarisme et sa lourde phraséologie, exprimait de solides réalités nationales et de profondes revendications sociales. Dominique Desanti le montre, en décrivant les grèves de 1947 et celles des mines en 1948, ou la campagne contre « Ridgway la Peste » : c’est ce qui, aujourd’hui, tend à devenir le trait dominant d’un parti qui a mis du temps à se « déstaliniser ». Maurice Thorez mort, Jeannette Veermersch écartée en 1968 (pour avoir refusé de condamner l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie), les nouveaux dirigeants ressemblent plus aux technocrates russes qu’aux chefs charismatiques du passé. Bien sûr, les Vichinsky français continuent d’officier place du Colonel-Fabien : ainsi Duclos et Billoux, Fajon et Kanapa. Mais la foi s’attiédit, les rites s’obscurcissent et l’église est divisée. Rien qui puisse engendrer une nouvelle inquisition, ou d’autres croisades. Comme l’Eglise qu’il singe, le Parti communiste, à force de vouloir être à l’unisson de la société industrielle, risque de s’y perdre.
***
Dominique Desanti, Les Staliniens, Fayard, 1975.
Article publié dans le numéro 196 de la Nouvelle Action royaliste, 3 avril 1975.
0 commentaires