Les trois colères françaises, selon Jacques Sapir – Chronique 74

Mar 17, 2013 | Chronique politique

Sur son blog, le 9 mars, Jacques Sapir pose la question d’une crise de régime (1). Il est vrai que la  popularité de François Hollande s’effondre, tout comme celle du gouvernement. La déception des Français était prévue mais le phénomène a pris des proportions considérables. Bien entendu, le président de la République continue d’annoncer une amélioration de la situation économique et une inversion de la courbe du chômage mais il devient manifeste que l’austérité engendre une récession qui se produit au plus vif d’une crise nationale et européenne. Ces événements provoquent chez d’innombrables Français trois colères auxquelles Jacques Sapir nous prie de prêter toute notre attention.

Une colère politique. Elle se manifeste par le rejet de la gauche dans les classes moyennes et populaires ce qui pourrait avoir des conséquences aux élections locales de mars 2014 et surtout aux élections européennes du mois de juin. Ces dernières devraient voir une poussée des listes contestataires, à commencer par celles patronnées par Marine Le Pen. Mais la victoire de la présidente du Front national serait sans incidences directes sur le fonctionnement des institutions.

Une colère sociale. Elle s’exprime déjà dans certaines usines mais elle n’a pas embrasé le pays – ou pas encore. Jacques Sapir souligne la faiblesse de la mobilisation des adhérents de la CGT et de Force ouvrière le 5 mars. Le défilé, peu dense, a tout de même duré trois heures et, selon le degré de pugnacité des syndicats, cela peut être une protestation rituelle ou le départ d’un grand mouvement. En 2006, lors de la première manifestation contre le CPE, nous étions beaucoup moins nombreux ! Le gouvernement sait qu’il n’est pas à l’abri d’une explosion sociale et s’y prépare comme l’attestent les propos récemment tenus par Manuel Valls.

Une colère identitaire. Elle est alimentée par la peur de l’immigration et de l’islamisation chez certains mais elle tient surtout à l’absence de projet politique national et à l’étouffement de la démocratie. François Hollande l’a dit récemment, notre pays veut être le « meilleur élève » de la classe européenne – sans préciser qu’Angela Merkel est la maîtresse d’école. Mais qui peut ignorer l’état de soumission dans lequel la France est tenue ? Le Front national entretient la confusion entre la colère identitaire et la colère patriotique pour son plus grand bénéfice électoral mais, ce faisant, Marine Le Pen se condamne à n’être que la « rentière du malheur ».

Jacques Sapir a raison d’écrire que la conjonction de ces trois colères va ruiner la légitimité de François Hollande et de son gouvernement. « Le propre de la puissance est de protéger » dit Pascal. Si les dirigeants renoncent à protéger la nation française et le peuple français, ils perdront toute autorité et il leur sera demandé, plus ou moins violemment, de partir. Ce risque, le président de la République semble prêt à l’assumer : en faisant réprimer les révoltes sociales par le ministre de l’Intérieur, en ignorant un gros succès de Marine Le Pen en 2014, en misant sur une embellie économique, François Hollande pense qu’il franchira toutes les mauvaises passes et qu’il affrontera Marine Le Pen en 2017 pour la battre au second tour. Tel est le plan que Jacques Sapir, toujours bien informé, prête à François Hollande.

Ce mélange de cynisme et de naïveté peut-il avoir une efficacité électorale ? J’en doute autant que Jacques Sapir pour les raisons qu’il expose et qui m’inspirent quelques hypothèses.

Si la colère identitaire prenait la forme de troubles « ethniques » dans certains quartiers, le gouvernement en profiterait pour s’afficher en gardien de l’ordre avec l’assentiment au moins tacite d’une majorité de Français. Mais ces troubles seraient limités dans le temps car les éventuelles bandes de casseurs ne sont organisées qu’au niveau de leur quartier : faute de coordination générale et de discipline militante, elles ne peuvent opérer dans les villes. Quels que soient les fantasmes qui circulent dans la société, aucun groupe politique n’a la capacité de déclencher des affrontements de grande ampleur. Les partis ne sont plus militarisés comme ils l’étaient avant la guerre, l’extrême gauche ne pèse plus rien, le Front national n’est pas en mesure de mener des batailles de rues. Quelques semaines de troubles localisés ne bouleverseraient pas la dynamique générale de la société française et l’essentiel de la colère identitaire – la dépossession de la souveraineté nationale et populaire – peut aller se confondre avec la colère politique si les objectifs sont clairement fixés.

C’est la conjonction de la colère politique et de la colère sociale qui est dangereuse pour l’oligarchie. Un fort mouvement de protestation sociale serait certainement encadré par les syndicats  – comme en 1995, 2006, 2010 – auxquels les militants politiques respectueux de la Charte d’Amiens ne peuvent prescrire une ligne de conduite. On peut cependant remarquer que l’adoption de l’ANI sans modification par le Parlement alimente à la fois la colère politique – l’accord entre le MEDEF et quelques syndicats prend le pas sur la loi – et la colère sociale puisque les salariés seront les victimes de cet accord. Une grève générale mettrait le gouvernement dans une situation périlleuse car les forces de répression sont inopérantes dans ce type de conjoncture. François Hollande fait sans doute le pari que les luttes sociales resteront trop dispersées pour bouleverser la vie du pays. Il néglige l’exemple que peuvent donner les mouvements protestataires chez nos voisins. Certes, les médias montrent fort peu d’images des manifestations qui se déroulent à un rythme soutenu en Grèce, en Espagne et au Portugal mais l’information qui circule largement sur les blogs et les réseaux sociaux peut inciter les Français à descendre à leur tour dans la rue.

Bien entendu, les manifestations ne sont qu’une étape, et il faut souligner qu’elles sont exposées à un double péril : la violence des groupes – tel le Black Block – qui attaquent la police et incendient des bâtiments pour le plaisir de l’émeute ; le discours lénifiant sur la « démocratie directe » qui exclut en fait toutes les questions, cruciales, qui impliquent l’action de l’Etat – par exemple la politique monétaire, la politique commerciale… On ne dira jamais assez, dans les mois qui viennent, que les fonctionnaires de police subissent eux aussi les restrictions budgétaires et que le malaise parmi eux est intense depuis des années : il est déjà arrivé que des compagnies entières de CRS se fassent porter pâle, et le gouvernement aurait tort de penser que les policiers ne sont pas lucides sur la crise générale. Comme l’Armée est, elle aussi, en proie à une colère que révèlent les jeunes officiers du Mouvement Marc Bloch, il serait très difficile de lui commander des opérations de maintien de l’ordre.

Face à la colère sociale, l’oligarchie est en situation de faiblesse : elle ne peut rien donner à espérer aux salariés, le maintien de l’ordre est problématique et le contrôle des grands médias n’a jamais empêché les révolutions d’éclater – que ce soit à l’Est ou au Sud. Et n’oublions jamais que le Non l’a emporté au référendum de 2005 malgré la pression médiatique.

Face à la colère politique, la gauche hollandiste peut se dire qu’entre elle et le Front national, il n’y a rien. Telle est bien l’apparence, rassurante pour le gouvernement et le Parti socialiste qui pensent pouvoir jouer à coup sûr la carte de l’antifascisme. Mais le Front national n’est pas un composé stable et Marine Le Pen hésite aujourd’hui entre plusieurs lignes. Par ailleurs, d’autres compositions ou recompositions politiques sont possibles…

Il faut s’en tenir à des séries d’hypothèses, toujours fragiles et révisables, car il n’y a qu’une seule certitude : plus personne, aujourd’hui, ne maîtrise la situation politique. Ni le gouvernement en perte de légitimité, ni la droite classique qui mettra du temps à se trouver un chef, ni le Front de gauche à cause de ses illusions européennes, ni le Front national qui est en crise …d’identité, ni bien sûr, le virtuel parti patriote que j’ai évoqué dans ma précédente chronique.

Que faire ? Se concentrer sur le programme de salut public. La bataille contre l’ultralibéralisme et l’illusion européiste est gagnée. Il faut maintenant faire campagne pour la sortie de l’euro, selon le plan présenté par Jacques Sapir. Il faut montrer que le retour à la monnaie nationale, accompagné d’une forte dévaluation et d’un strict contrôle des changes est le premier acte à accomplir – acte libérateur qui permettra une relance du développement économique et du progrès social ainsi qu’une réorganisation politique du continent européen. En Espagne, en Italie, au Portugal, en Grèce, en France, le lien entre l’euro et la crise doit être expliqué sans relâche afin qu’il devienne le mot d’ordre commun à tous ceux qui manifestent leur opposition à l’austérité. Le combat contre l’euro n’est pas technique mais authentiquement politique : son enjeu est la reconquête de notre liberté.

***

(1) Jacques Sapir, “Vers une crise de régime ?”, billet publié sur le carnet Russeurope le 09/03/2013, URL: http://russeurope.hypotheses.org/1007

 

Partagez

0 commentaires