Dans une dizaine d’année, les historiens de la vie politique française expliqueront des évolutions majeures ou des révolutions par des faits qui nous paraissent aujourd’hui d’une grande banalité. Peut-être s’étonneront-ils, par exemple, de la complaisance des médias et de la mansuétude des citoyens à l’égard de la délinquance des hautes classes.

La distance les rendra plus clairvoyants que nous, mais nous leur demandons de prendre en compte l’osmose entre les médias et l’oligarchie, la corruption passive de nombreux « intellectuels médiatiques » et l’hésitation de nombreux citoyens, partagés entre le dégoût et la crainte de favoriser les extrémismes.

Il n’empêche. Au fil d’une chronique judiciaire dense et compliquée, certains de nos contemporains sont parfois saisis d’un sentiment d’étrangeté. Quelle équipe ! Jean-François Trichet, candidat à la présidence de la Banque centrale européenne doit passer en correctionnelle pour « complicité de diffusion de fausses informations au marché et de publication de comptes sociaux inexacts » dans l’affaire du Crédit Lyonnais ; Alain Juppé, président du parti majoritaire et héritier présumé de Jacques Chirac, est poursuivi pour « abus de confiance », « recel d’abus de biens sociaux » et « prise illégale d’intérêts » dans l’affaire du financement du RPR, et devrait comparaître devant le tribunal de Nanterre avant la fin de l’année. Et nul n’ignore que le président de la République fera l’objet d’une enquête sur les réseaux de financement occulte de son parti dès qu’il aura cessé ses fonctions.

Bien entendu, ces hautes personnalités bénéficient, comme tous les citoyens, de la présomption d’innocence. Mais il est sidérant que ces responsables politiques, qui demandent qu’on leur fasse confiance et qui prétendent donner le bon exemple, ne se soient pas retirés provisoirement de la vie publique – le temps qu’ils soient lavés de tous soupçons.

Certes, MM. Chirac et Juppé ont été réélus. Mais le malaise demeure, et les jugements négatifs portés sur eux n’ont pas disparu. Peu leur chaut : ils perçoivent leurs démêlés avec la justice comme de simples incidents ou accidents de carrière et espèrent qu’ils surmonteront l’obstacle du tribunal comme Dominique Strauss-Kahn. Au fil de leurs déclarations à la presse, il ne semble pas qu’ils aient conscience d’une faute. Au contraire, c’est le rappel public des mises en examen qui est dénoncé comme une inconvenance !

S’ils gardent l’estime d’eux-mêmes, c’est qu’ils vivent dans un club fermé, où seul importe le regard des pairs – dont beaucoup connaissent les mêmes tracas. Mais quel indifférence mépris pour le peuple, réduit à une masse de « gens » aveugles ou paralysés par le respect.

Or le respect, cela s’obtient de diverses manières. Ayant lu, comme tout un chacun, d’innombrables articles sur le discrédit de la classe politique, les oligarques ont parfois le sentiment qu’ils ne parviennent plus à inspirer le respect, qu’ils ne méritent plus la confiance de leurs électeurs, tant ils leur ont délibérément menti. Sans doute peuvent-ils se rassurer en contemplant sur les écrans l’image flatteuse que leur renvoient les journalistes de cour. Une sourde inquiétude les ronge cependant, semblable à celle des bourgeois de la prétendue « Belle époque » lorsqu’ils songeaient aux « bras nus » des faubourgs. En 1900 comme aujourd’hui, même réponse : une population qui n’est plus pétrie de respect doit être tenue en respect.

Telle est la solution trouvée par Alain Minc, qui dit toujours tout haut ce que murmure l’oligarchie. Pour l’homme du Monde, nous allons devenir une « société à l’israélienne » toujours « hyperdémocratique » mais qui va « prendre l’habitude de vivre dans un cadre démocratique contraignant» : celui de la défense civile, de la surveillance informatique, des fouilles au corps, des contrôles incessants qui nous maintiendront sur le « qui-vive »… en toute liberté.

Il y a de la folie à présenter comme modèle une société qui vit dans la terreur. Mais il est vrai que la stratégie de la tension mise en œuvre par l’oligarchie nous met psychiquement et parfois physiquement en état de guerre. Guerre contre l’ennemi intérieur, mixte de voyous de banlieues et de barbus fanatisés – ou demain de salariés en colère. Guerre, de temps à autre, contre un ennemi extérieur… Ne nous laissons pas prendre par la peur.

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(1) Alain Minc, Le fracas du monde, Seuil, 2002.

 

Editorial du numéro 807 de « Royaliste » – 6 janvier 2003

 

 

 

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