Il y a des hommes politiques qui attirent la polémique et suscitent la révolte par leur suffisance et leur attitude méprisante. Tel n’est pas le cas de Jacques Chirac, qui attire spontanément la sympathie. A plusieurs reprises, nous avons souligné ici le patriotisme sincère du Premier ministre, son respect de la démocratie et, plus généralement, son souci de bien faire. C’est donc sans joie aucune que nous l’avons vu s’empêtrer dans une nouvelle affaire dont il ne sort pas grandi.
Face à François Léotard, le chef du gouvernement avait eu raison de sévir : non seulement le ministre de la Culture violait le principe de la solidarité gouvernementale, mais il provoquait grossièrement le Premier ministre en annonçant qu’il se prononcerait pour Raymond Barre, à défaut de se présenter lui-même. La mise en demeure faite, il était important de ne pas mollir. Or, sommé de se taire ou de partir, le chef du Parti républicain annonce qu’il reste et réaffirme sa pleine liberté de parole, tandis que Jacques Chirac « accède », (cède serait plus exact) au désir de son « cher ministre ».
DONNÉES
Ainsi, le geste d’autorité du Premier ministre n’était qu’un sursaut d’autoritarisme, classique chez les faibles. Et l’issue de cette triste affaire vient confirmer des données vieilles de plusieurs mois :
– Il n’y a plus qu’un semblant de Premier ministre puisque l’homme qui réside à Matignon n’est plus respecté par certains membres de ce qui tient lieu de gouvernement.
– Il n’y a pas, en effet, de gouvernement, mais une association instable et fragile de féodalités rivales, née du contrat passé entre les partis de droite après le 16 mars dans un esprit qui évoque plus la 4ème République que l’esprit de nos institutions actuelles.
– Il n’y a pas, non plus, de majorité cohérente, mais deux camps qui fourbissent leurs armes pour la bataille de 1988, sans oublier les sentiments contradictoires qui s’expriment à l’intérieur des partis.
C’est dire que, de crise en crise, de reculade en défaite, Jacques Chirac voit s’amenuiser de mois en mois des chances d’être un candidat crédible à la fonction présidentielle. Logiquement, les erreurs politiques et la faiblesse de caractère du Premier ministre devraient profiter à Raymond Barre. Mais ce n’est plus aujourd’hui une certitude. A l’heure du bilan, la majorité tout entière, et pas seulement le RPR, subira les conséquences du spectacle consternant qu’elle a donné d’elle-même, par ses divisions politiques et dans sa gestion.
Hormis des succès récents dans la lutte contre le terrorisme, et sous réserve d’un très hypothétique sursaut, la majorité présentera l’année prochaine un bilan d’une évidente médiocrité. Après l’abandon de la politique universitaire dans les conditions que l’on sait, faute de résultats tangibles dans le domaine de la conjoncture économique, chiraquiens et libéraux n’ont plus que deux réformes à faire valoir.
La première, voulue par François Léotard, concerne la télévision. Contestable sur le fond, c’est peu de dire que cette réforme s’est déroulée dans de mauvaises conditions. Ni la composition de la CNCL, ni la nomination des présidents de chaînes ne témoignent en faveur du libéralisme et, surtout, les trois chaînes privées se livrent à une concurrence qui les tire vers le bas : logique du profit, course à l’audience, américanisation des programmes, nous sommes loin de l’effervescence culturelle promise par le chef de file des libéraux…
La seconde, œuvre d’Edouard Balladur, consiste à privatiser rapidement le maximum de grandes entreprises et d’institutions financières au nom de la liberté, de l’efficacité et du capitalisme populaire. L’intérêt de cette réforme est discutable. En dénationalisant, l’Etat se prive d’un instrument de politique économique, au profit d’un secteur privé qui n’est pas, tant s’en faut, synonyme d’efficacité. En outre, les privatisations sont une caricature du libéralisme puisque les entreprises mises en vente sont arbitrairement attribuées à des « noyaux durs » d ‘actionnaires stables – parmi lesquels on repère nombre d’amis de Jacques Chirac. Quant aux petits actionnaires, ils ont toutes chances d’être les comparses muets et impuissants ou au pire les victimes de stratégies qui les dépassent.
L’ÈRE DU VIDE
Comme le socialisme du début du septennat, le prétendu libéralisme suscite des déceptions croissantes. Elles sont aujourd’hui d’autant plus vives que le gouvernement favorise les privilégiés de la fortune et les hommes ou les groupes les plus contestables parmi ses soutiens et ses clients. Pas plus que des difficultés politiciennes de Jacques Chirac, il n’y a lieu de se réjouir des déconvenues de la majorité. Il est vrai que celle-ci paie la rançon de sa vision idéologique, de son favoritisme social, de son décalage intellectuel. Il est vrai que les embarras de la droite favorisent une réélection de François Mitterrand. Mais, après l’effondrement du Parti communiste, après la quasi-disparition du projet socialiste, les échecs avérés ou prévisibles de l’actuel gouvernement signifient aussi que nous sommes entrés, un peu plus encore, dans l’ère du vide.
Faute de projet, les partis perdent leur sens. Faute de perspective, un grand nombre de citoyens risquent de céder aux solutions du désespoir car nul ne saurait se résigner longtemps à choisir entre deux ou trois images publicitaires, ou entre un libéralisme illusoire et un socialisme évanescent. Comme d’autres « chefs » lors d’une autre crise politique et économique, morale aussi, J.-M. Le Pen s’offre à combler ce vide avec une redoutable efficacité. Face à lui, la suffisance de la droite et la bonne conscience de la gauche sont de bien fragiles remparts.
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Editorial du numéro 474 de « Royaliste » – 24 juin 1987
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