De livre en livre, de récit en récit, Ismaïl Kadaré compose le grand poème de l’Albanie meurtrie.
Qu’est-ce qui fascine dans l’Albanie ? Pas seulement l’exotisme supposé du « pays des aigles », ou le mystère de cette terre qui demeure aujourd’hui encore presque totalement interdite.
L’étrangeté albanaise, telle que Kadaré la fait apparaître, tient au mélange de ce que nous avons pris l’habitude d’opposer. Là-bas, sans doute plus dans la littérature que dans la vie quotidienne d’un pays totalitaire qui détruit le sacré pour imposer une piètre vulgate marxiste, la légende tisse la réalité (« Qui a ramené Doruntine ? »), la violence s’inscrit dans le code (« Avril brisé »), et la mort est présente dans chacun des actes de la vie (« Le Pont aux trois arches »).
L’Albanie est le contraire du paradis perdu, le démenti le plus net apporté aux contes bleus du traditionalisme bêta. La tradition est celle de la vengeance et du sacrifice, mais aussi de la liberté perdue et reconquise dans le sang. « Les Tambours de la pluie » décrivaient la résistance héroïque des Albanais assiégés par le Sultan, et « La Niche de la honte » le régime de terreur imposé par les Turcs acharnés à détruire la langue et la mémoire albanaises. Dans « L’Année noire », dont la traduction française vient de paraître (1), Kadaré décrit une libération malheureuse, chaotique, dans laquelle personne ne peut échapper à la violence.
L’Albanie de 1914 ressemble au Liban contemporain : un pouvoir faible, dépourvu de légitimité historique puisque le roi est un prince allemand ; des grandes puissances qui manœuvrent pour étendre leur influence ; des groupes politiques et religieux qui s’entretuent, tandis que passe dans le ciel une inquiétante comète. De la guerre civile, le pays basculera sans transition dans la guerre mondiale.
Publié dans le même volume, un second récit est consacré lui aussi à la liberté et à la mort. « Le Cortège s’est figé dans la glace » évoque les manifestations des Albanais du Kosovo en 1981 et leur répression par les autorités yougoslaves qui aurait empêché les noces, toujours retardées, entre Serbes et Albanais. Mais le très grand talent de Kadaré ne parvient pas à dissiper la gêne. L’auteur invoque la liberté alors qu’il est l’écrivain officiel d’un régime qui la nie. Il commet une œuvre de propagande nationaliste grosse de nouvelles tragédies. Après avoir subi celle des autres, l’Albanie n’en a pas fini avec sa propre violence.
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(1) L’Année noire ; Le Cortège de la noce s’est figé dans la glace, Fayard 1987
Article publié dans le numéro 478 de « Royaliste » – 16 octobre 1987
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