La Grèce des touristes n’est pas moins réelle que celle de ses citoyens. C’est simplement un autre réel qu’ils composent et animent. J’en suis ! Mes amis ont eu la bonne idée de m’indiquer un hôtel à Plàka, qui est l’équivalent de notre Montmartre : restaurants plus ou moins typiques, magasins de souvenirs et charmant dédale de rues et ruelles parfaites pour le repos des chats.
Mais, tout de même, « la horde des touristes » ? Le cliché m’agace plus que partout ailleurs. Cette horde, c’est une foule de promeneurs heureux qui remplissent les restaurants le soir venu et qui permettent aux commerçants de survivre ou de vivre. L’ouzo, la moussaka, le rebétiko (1), c’est la bienfaisante normalité dans un pays qui la voit disparaître. Je l’ai goutée en même temps que le café lourd et sucré sur les terrasses ombragées avant d’aller contempler le Parthénon depuis la Colline des Muses. Le dernier matin, je suis allé revoir le Théséion. Il serait élégant de consigner ici une profonde méditation. Hélas, sur l’Agora, c’est la dure maxime socratique qui surgit : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ».
Il faut tout de même tenter de comprendre ce qui se passe. Les murs de la ville portent les signes de la tension politique. Beaucoup de graffitis antifascistes et des murs couverts d’affiches – certaines disent en lettres blanches sur fond noir un très net Non à l’euro. Un peintre sur pierre a eu la délicatesse de traduire sa pensée en français : La liberté n’est pas une marque de yogourt. Un de ses camarades, lui aussi francophone, nous promet en lettres capitales que LA REVOLUTION ARRIVE. Est-ce bien sûr ?
Certes, on ne compte plus les grèves et les manifestations depuis le Mémorandum. Ce 9 octobre, un voile noir descend du toit de l’Académie jusqu’au sol : les recteurs de l’Université ont été sommés de remettre à leur ministère les listes des fonctionnaires à mettre « en disponibilité » – avec salaire réduit – dans l’attente d’un hypothétique reclassement. Devant le bâtiment, un concert antifasciste, assourdissant comme il se doit, a lieu devant une quinzaine de jeunes militants. A la nuit tombée, nous dit-on, ils étaient cinq cents mais le peuple d’Athènes est resté indifférent… Deux jours plus tard, dans la chaleur d’un beau matin, voici un cortège de manifestants devant le Parlement.
Ils ne sont guère plus d’une centaine, membres du personnel hospitalier, qui dénoncent des mesures de liquidation devant un cordon de policiers. Plus loin, une escouade de MAT (CRS grecs) est prête à sévir contre ces hommes et ces femmes tristement regroupés derrière leur banderole. La grande insurrection populaire n’est pas pour demain…
Pourtant, il y a de la peur chez les oligarques. La preuve, c’est ce bouclage d’une vaste zone – voitures enlevées, policiers aux aguets – pour assurer la sécurité de quelques éminences venues dîner à Plàka. Il est vrai qu’un oligarque repéré dans un restaurant risque quolibets et avoinée mais l’opposition parlementaire est aussi paisible que sûre d’elle-même. Aux élections législatives de juin 2012, la Coalition de la gauche radicale (SYRIZA) a fait une remarquable percée et compte aujourd’hui 71 députés. Aujourd’hui, les sondages sont flatteurs et le directeur de la radio syrisiste, qui est quant à lui communiste et marxiste bon teint, nous fait part de son optimisme. Le programme de la SYRIZA est assurément sympathique : Alexis Tsipras, son président, veut rétablir les conventions collectives, faire face à la crise humanitaire et relancer l’économie. Et la sortie de l’euro ? C’est hors de question ! La grande affaire, c’est l’arrivée au pouvoir de la Coalition, qui gouvernera grâce à l’alliance avec une partie de la droite qui ferait scission de la Nouvelle démocratie. Je n’ai pas à exprimer mes craintes sur cette hypothétique recomposition mais je me demande in petto si la radicalité de cette gauche n’en fera pas les frais.
Et l’Aube dorée ? Je n’ai pas encore évoqué ce parti néo-nazi qui a été mis à la une de notre presse début octobre. A la suite de l’assassinat de Pavlos Fyssas, jeune musicien antifasciste, quatre députés aubistes ont été arrêtés et, à Paris, les éditorialistes se sont réjouis de ce coup d’arrêt à l’extrême droite. Ces démocrates sincères n’ont pas remarqué que l’immunité parlementaire de ces élus n’avait pas été levée préalablement. Ils n’ont pas relevé non plus que le Premier ministre grec a inscrit la répression de l’Aube dorée dans une « théorie des deux extrêmes » – reprise récemment par François Hollande (2) – qui permet de mater aussi la contestation de gauche en faisant ressortir la sagesse de ceux qui gouvernent selon les ordres de la Troïka.
La dialectique gouvernementale et les finesses stratégiques de la SYRISA peuvent-elles émouvoir d’une manière ou d’une autre les classes populaires ? Pour me répondre, un ami m’invite à l’accompagner à Salamine. A quinze minutes du continent, l’île n’est pas inscrite dans les circuits touristiques et les bourgeois d’Athènes la dédaignent malgré la beauté de ses paysages. Les autorités ne se soucient guère de ce lieu de mémoire marqué par un monument récent, de taille modeste et planté sur une butte comme on se débarrasse d’une corvée. Une population pauvre habite ou séjourne à Salamine sans que les gens de gauche radicale s’y intéressent de près. Certains n’y ont jamais mis les pieds ! Il est probable que le peuple menu votera selon ce qu’il voit, ce qu’il ressent et ce qu’il peut dépenser quand il vient en vacances.
L’île est un cimetière de bateaux, certains anciens et d’autres très récents qui sont voués à la rouille au nom de l’austérité. Des lignes maritimes ont été supprimées, les bateaux sont tous bondés et les naufrages possibles n’entrent pas en ligne de compte – il faut rentabiliser. Nous visitons une maison de famille, près de la mer. Elle valait 150 000 euros en 2007 mais s’il fallait la vendre aujourd’hui ce serait 40 000. Les bateaux de plaisance se vendent aussi à prix cassés. Les commerces fermés se comptent par dizaines – même les cafés et les restaurants en bord de plage ne trouvent plus preneur. Sur la terrasse d’un café, un couple se partage une assiette de viande en sauce en guise de déjeuner et le patron nous dit que les recettes de l’été ont été mauvaises : on fait ses courses à la supérette d’à côté et l’on rentre chez soi. A Salamine, on devine que nombre d’électeurs qui n’ont rien à voir avec le nazisme seront tentés par l’Aube dorée si rien de décisif ne se produit d’ici les prochaines élections.
Sur la route du retour, un accident grave. Une ambulance est là, on s’affaire autour d’un blessé. Mon ami est rasséréné : à Salamine, des secours peuvent encore arriver à point nommé ! C’est un signe, parmi d’autres, d’une résistance spontanée à la thérapie de choc par le dévouement, la simple attention aux autres.
A Athènes, tout près de la place de la Constitution, un petit attroupement s’est formé. Un homme a terre ? Non, c’est un chien errant. Des passants ont remarqué que l’animal, couché sur le trottoir, semblait pris de malaise. Fausse alerte, semble-t-il, mais les conversations sont animées. Assommés par la Troïka, les Athéniens prennent soin de leurs chiens et de leurs chats.
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(1) Musique populaire.
(2) Cf. son entretien au Nouvel observateur du 10-16 octobre 2013.
POUR COMPRENDRE LA GRECE AU FIL DES JOURS, deux sites en français :
www.greekcrisis.fr
Okeanews.fr
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