L’impératif stratégique – Entretien avec Jacques Sapir

Fév 28, 2021 | Billet invité

 

Directeur d’études à l’EHESS et au Centre d’études sur les modes d’industrialisation, Jacques Sapir a publié de nombreux ouvrages qui ont été présentés dans Royaliste et aux Mercredis de la NAR. Le dernier paru est un recueil de chroniques consacrées aux grandes questions de stratégie, trop souvent oubliées ou négligées en une époque où prévaut la gouvernance par les nombres et pourtant essentielles quand survient une pandémie…    

 

Royaliste : Pourquoi ce livre ?

Jacques Sapir : Ce livre se situe au croisement d’une expérience personnelle et de découvertes sur les liens qui existent entre l’économie et la stratégie. Ces liens conduisent à réhabiliter la question du “pourquoi ” face à la question du “comment” et découlent de la prise en compte de l’incertitude. Les économistes du courant néo-classique ont tendance à ne poser que la question du “comment”. Elle n’est pas sans importance, mais me semble très secondaire par rapport à la question des finalités.

Quant à mon expérience personnelle, j’ai mené en même temps que ma carrière universitaire, une carrière plus discrète de consultant pour le ministère de la Défense, entre 1988 et 2004. J’ai, notamment, travaillé sous les ordres du général Pâris et de Pierre Conesa. Cela m’a permis de mieux saisir la manière dont se construit un raisonnement stratégique. Quand on rencontre des acteurs de la décision, on comprend l’importance des petits détails. Face à plusieurs décisions possibles, le basculement en faveur d’une décision peut être le fait du hasard. Il faut par ailleurs ne jamais oublier que les personnes les plus expérimentées peuvent elles aussi commettre des erreurs… qui vous apprennent énormément si vous êtes capable de les analyser.

Royaliste : Comment peut-on envisager les liens entre l’économie et la stratégie ?

Jacques Sapir : L’idée m’est venue en préparant ma thèse d’Etat, qui portait sur les cycles d’investissement dans l’économie soviétique. Examinant la question des choix stratégiques faits par l’Union soviétique dans les années trente, j’ai constaté un lien évident entre l’économie et la stratégie et découvert qu’une partie du raisonnement économique pouvait être réécrite dans le langage de la stratégie. Inversement, une partie du discours stratégique pouvait aussi être réécrite dans le langage de l’économie.

Royaliste : Vous soulignez l’importance de l’information…

Jacques Sapir : Oui, obtenir la bonne information ne suffit pas ; encore faut-il savoir l’utiliser. J’ai été très influencé, lors d’un séjour à la Naval postgraduate school en 1991, par un cours d’un professeur sur l’usage du renseignement et de l’information dans la décision stratégique. Un cours d’autant plus instructif que ce professeur avait été le numéro 2 du commandant Rochefort, une légende dans l’US Navy, à Pearl Harbor en 1941… La Marine américaine avait envisagé une attaque japonaise sur Pearl Harbor dès 1937. Par sous-estimation de l’adversaire, et sans doute par mépris raciste, les Américains pensaient que les Japonais ne pouvaient pas lancer plusieurs opérations à la fois. Le commandement américain avait détecté début décembre 1941 l’attaque sur les Philippines, et le convoi japonais qui faisait route sur la Malaisie. Le commandement Rochefort et son numéro 2 savaient que quelque chose d’autre était en préparation, tout en ignorant où se trouvait la flotte japonaise. Mais, leur intuition d’une attaque sur Pearl Harbour, n’était étayée par aucune preuve et Rochefort n’a rien dit à l’amiral Kimmel qui commandait la flotte américaine du Pacifique…

Je veux aussi signaler l’ouvrage de Vladimir Kvint. Ce collègue russe explique qu’à partir du moment où l’on est entré dans le “gouvernement par le nombre”, il y a eu perte de la compréhension de la stratégie – dans le personnel politique mais aussi, parfois, chez les militaires. Ce qu’écrit Vladimir Kvint peut être rattaché à ce que disait en 1985 Martin Van Creveld. Dans Command in war, cet auteur israélien analyse la prise de décision et montre que, dans une certaine situation, on peut être conduit à des formes de pathologie informationnelle si l’on s’appuie trop sur les nombres et les données traitées par les ordinateurs.

La stratégie, c’est aussi la logistique. L’économie industrielle et la stratégie se combinent. La logistique, d’ailleurs, est tout aussi importante hors des situations de guerre : on le voit dans la crise du Covid où nous avons été successivement confrontés au manque de masques, de tests et de vaccins. On peut tenir tous les discours volontaristes que l’on veut mais si l’on ne dispose pas de moyens logistiques, on se comporte comme un amateur.

La stratégie, c’est enfin le politique. Penser les finalités de l’action impose de penser la succession des étapes et pas seulement selon l’étape en cours. Or, s’il y a bien une discipline où la question du pourquoi a été enterrée sous la question du comment, c’est bien l’économie. Je me suis donc demandé comment certains économistes ont pu imposer, dans notre discipline, l’idée d’un espace lisse, sans frictions, et surtout d’un espace où tout doit se jouer au cours d’une seule période dans mon ouvrage de 2000, Les trous noirs de la science économique. L’idée d’une succession de périodes au cours desquels les acteurs économiques pourraient changer de comportement est fondamentalement exclue par la pensée néo-classique.

La stratégie se fonde sur la possibilité de l’incertitude radicale. Il faut se méfier de celui qui vous annonce une décision en affirmant que “nous avons tout prévu”. Cette assurance annonce dans la plupart des cas de très gros problèmes.

Royaliste : Votre livre est un recueil d’analyses d’ouvrages qui portent sur des sujets très divers. Quelle a été votre ligne directrice dans le choix de ces articles ?

Jacques Sapir : J’ai retenu trois questions essentielles. La première concerne les liens entre la pensée militaire et la pensée économique. C’est dans cette perspective que j’ai étudié le thème de la mobilisation, qui est un thème fascinant. A partir de la guerre de Sécession, la guerre devient industrielle : ce qui compte c’est moins l’argent que la capacité de production et la capacité à réorienter rapidement sa production. A cet égard, l’expérience de la Première Guerre mondiale a été fondatrice mais il y a eu d’autres épisodes de mobilisation industrielle, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale.

J’ai également étudié le problème de la concentration des moyens, qui peut prendre des formes où l’économique et le stratégique se combinent – notamment la Réserve d’artillerie du Grand Quartier Général qui est l’œuvre du général Buat et qui a joué un rôle essentiel.

La troisième question est celle de l’adaptation, militaire et économique. La guerre est un ferment de transformation très important dans les sociétés mais, globalement, la nécessité d’une adaptation s’impose aussi en temps de paix. Un système qui est peu adaptable peut se révéler très performant dans un certain contexte mais quand le contexte évolue, il perd de ses capacités. L’exemple classique consiste à opposer les armées professionnelles à des armées de conscription qui sont beaucoup moins bien préparées à la guerre que les premières. C’est le cas de l’armée française qui subit de très sérieux revers en 1914. Mais si l’instrument militaire parvient à résister au premier choc, il peut s’adapter et parvenir à un niveau d’efficacité très supérieur à l’armée professionnelle, qui est quant à elle beaucoup moins adaptable.

Royaliste : Quelle est la place du symbolique dans la stratégie ?

Jacques Sapir : On ne peut pas extraire la question des finalités de la question de la symbolique de l’action politique. J’évoque à ce propos trois livres. Le premier concerne le rôle de l’Indochine dans la stratégie japonaise en 1940-41. Le deuxième porte sur le symbole de Bir Hakeim, qui vaut pour les Français mais aussi pour les Anglais et les Américains : c’est grâce à la défense de Bir Hakeim que les Américains ont commencé à prendre au sérieux le général de Gaulle et la France libre. Même du côté allemand, Hitler et ses généraux se rendent compte avec Bir Hakeim que la France est capable de bloquer avec très peu d’hommes la machine militaire germano-italienne. Je me suis également intéressé à la biographie de Suzanne Cointe, qui a joué un grand rôle dans les organisations culturelles du Parti communiste, qui a été une militante de l’Internationale communiste et qui a exercé de très hautes responsabilités dans le réseau Trepper. A partir de ce cas, on peut réfléchir sur le recueil du renseignement en temps de guerre et sur la manière de l’exploiter : faut-il croire aux renseignements que l’on reçoit ? Ainsi, il faut se demander pourquoi Staline n’a pas cru Richard Sorge ni Léopold Trepper…

Royaliste : Quel peut être le regard du stratège sur les réactions gouvernementales à la pandémie ?

Jacques Sapir : Que le pouvoir politique ait été surpris par la pandémie est normal. Mais, une réflexion stratégique avait été développée en 2004-2005 sur la question sanitaire : on avait donc envisagé les conditions de résilience de la société française face à une épidémie. Cependant, l’ensemble des mesures qu’on avait commencé à prendre a été liquidé par morceaux sous les trois derniers présidents. Je me suis donc demandé s’il n’y avait pas une manière de poursuivre le travail engagé au moment de l’épidémie du SRAS. On aurait pu transposer certaines des pratiques militaires dans la sphère civile.

Royaliste : Comment ?

Jacques Sapir : Prenons la question des lits de réanimation. La France n’en n’avait pas, et n’en a toujours pas, assez. L’Allemagne en avait plus que nous mais ce pays semble rencontrer des problèmes du même ordre que les nôtres. Pourquoi ? Un lit de réanimation, c’est du matériel et il fallait donc avoir des stocks de matériel mais il faut surtout du personnel. Or l’Allemagne, qui dispose de 24 000 lits de réanimation, et semble ne pouvoir en utiliser que 12 à 13 000, faute de personnel. Bien entendu, on ne peut, en période normale, avoir du personnel pour 25 000 lits de réanimation mais on peut avoir du personnel ayant les compétences nécessaires et venant les entretenir régulièrement auprès des services de réanimation qui fonctionnent en temps normal, afin qu’il puisse être mobilisé immédiatement en période de crise.

Une véritable pensée stratégique sur la crise sanitaire aurait envisagé ce type de question : on ne peut pas demander au système français de santé d’être en permanence au niveau d’une épidémie. Mais on aurait dû donner au système de santé la capacité de mobiliser en quelques semaines les moyens et le personnel nécessaire : il fallait prévoir des systèmes d’incitation et de rémunération pour le personnel éventuellement mobilisable.

Dans les Mémoires pour le Grand Dauphin, Louis XIV écrit : “Toujours prévoir le pire, l’espérance est mauvais guide”. C’est en effet un principe fondamental de l’action politique, qui devrait à nouveau être mis en avant.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 1205 de « Royaliste » – mars 2021

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