Face à cette crise politique qui prend de l’ampleur, chacun devrait garder le sens de la mesure et peser soigneusement les termes qu’il emploie. Tel n’est pas le cas. Au gouvernement et dans la majorité l’expression « machine à perdre » a fait florès, et Alain Juppé est allé jusqu’à évoquer la « folie politique » qui se serait « emparée du pays ».
Tout doux ! Si nous utilisons dès à présent les mots les plus lourds, que nous restera-t-il pour décrire ce qui va suivre ? Car nous n’en sommes qu’au tout début d’une phase d’affrontements inexpiables, à l’orée d’un nouveau cycle de scandales financiers, dans un pays qui est encore calme. Sans céder à l’inflation verbale, précisons la nature des menaces qui pèsent sur la majorité.
Il y a d’abord la division profonde du gouvernement et de la majorité, qui est inévitable puisqu’il n’y a qu’un seul fauteuil présidentiel pour deux candidats. Il était naïf de penser que l’un ou l’autre s’effacerait aimablement au vu du bilan d’une gestion et d’une série de sondages. Édouard Balladur et Jacques Chirac jouent tous deux leur va-tout : le premier parce qu’une conjoncture politique aussi favorable à la droite ne se représentera pas de sitôt, le second parce que c’est la dernière bataille présidentielle qu’il est en mesure de gagner. La lutte sera d’autant plus inexpiable que ses enjeux dépassent la rivalité entre les personnes : le RPR joue lui aussi son avenir, qui serait fortement compromis par la victoire des formations libérales et centristes qui soutiennent le Premier ministre, et nul n’ignore que le vieil antagonisme entre le RPR et l’UDF recouvre une opposition fondamentale entre la bourgeoisie conservatrice et la droite gaulliste. Observons cependant que ce conflit n’existerait pas à l’heure actuelle si M. Balladur n’avait pas trahi le candidat qu’il était appelé à servir, et que l’alternative serait plus claire si M. Chirac s’inscrivait résolument dans la tradition gaullienne qui inspire son parti.
En elle-même, cette logique d’affrontement inscrit l’échec de la droite dans les possibilités, non dans les certitudes, puisque le premier tour de l’élection présidentielle est une « primaire » à la française. La gravité de la situation tient aux scandales, qui empêchent toute prévision raisonnée. Comme naguère à gauche, ce ne sont plus seulement des personnalités qu’on met sur la sellette, mais les formations politiques elles-mêmes : le Parti républicain est aujourd’hui soupçonné de blanchiment d’argent sale, et l’intérêt des magistrats pour les sources étrangères de financement risque de mettre à mal le RPR, qui entretient de très anciennes relations avec l’Afrique. Comme la corruption est générale, comme les premiers succès des juges Jean-Pierre et Van Ruymbeke ont donné du courage puis de l’audace aux magistrats, comme le secret de l’instruction est devenu celui de Polichinelle, les organisations de la droite peuvent connaître dans les semaines ou dans les mois qui viennent un discrédit moral et un effondrement structurel qui pèseront lourdement sur le destin de leurs présidentiables.
La situation sociale du pays accentue le caractère imprévisible de la situation. Le malaise étudiant est palpable, et la longue grève de Radio France est un avertissement quant aux revendications que le discours optimiste sur la reprise pourrait faire naître dans de nombreux secteurs. Cela dans un climat d’attente plus ou moins désespérée qui est propice aux embrasements soudains. Par son ambition, par son incapacité politique, par son conservatisme, Édouard Balladur est assurément le premier responsable des malheurs de la droite. Sans complaisance pour celle-ci, nous ne saurions nous réjouir de ses embarras, ni applaudir au viol systématique du secret de l’instruction, ni rejoindre la meute qui pour chasse les ministres qu’on soupçonne à tort ou à raison. Puisque l’opposition de gauche reste pour l’heure d’une désespérante nullité, le désastre qui menace la droite risque de créer un vide qui favorisera les populistes de droite et de gauche. Sans influence aucune sur les partis de gouvernement, qui n’ont jamais voulu écouter nos mises en garde, prenons soin de ne pas favoriser les forces qui menacent d’anéantissement le Politique en tant que tel. Telle est notre responsabilité de citoyens.
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Editorial du numéro 629 de « Royaliste » – 31 octobre 1994
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