Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Robert Castel est l’auteur d’un ouvrage sur Les métamorphoses de la question sociale qui fait référence. Les réflexions qu’il a publiées sur le thème lancinant de l’insécurité viennent à point nommé puisque le gouvernement vient de renforcer la sanction de certains actes délictueux et annonce par ailleurs une réforme de l’assurance maladie. Les mesures « sécuritaires » sont-elles véritablement rassurantes ? Le sentiment général d’insécurité n’est-il pas accru par la réduction de la protection sociale et l’apologie du risque ?

 

Royaliste : Apparemment, en raison de nos familles de pensée respectives, nous devrions avoir de nombreux points de divergence. Et pourtant, ce n’est pas le cas…

Robert Castel : Je me situe dans la tradition jacobine, celle de la Convention et du Comité de Salut public – ce qui n’est pas votre cas. Mais nous avons en commun l’opposition aux formes modernes du libéralisme, caractérisées par l’exaltation de l’homo œconomicus, du profit, au mépris des rapports sociaux et des solidarités entre les personnes. Je n’oublie pas ce dont j’ai parlé dans un précédent ouvrage : au XIXe siècle, lorsque la question sociale moderne se pose pour la première fois sous la forme de la misère ouvrière, les légitimistes furent les premiers à dénoncer cette situation et à réagir. Au contraire, les libéraux et les modernistes s’accommodaient fort bien de la « fracture sociale » – comme on dit aujourd’hui – entre le peuple et les élites de l’époque.

Nous avons aussi en commun un certain sens de l’intérêt général, qui s’incarne selon vous dans la figure du roi, et pour moi dans l’État – ce qui n’est pas la même chose. Mais notre souci de la chose publique crée entre nous une certaine complicité.

Royaliste : Dans l’essai que vous avez récemment publié, vous vous attachez tout d’abord à clarifier la thématique de l’insécurité…

Robert Castel : En effet. Ce thème a pris une place prépondérante dans le débat politique. Cette place peut paraître disproportionnée par rapport aux facteurs réels d’insécurité que nous pouvons observer. Mais un sociologue doit être quelque peu hégélien et tenir que tout ce qui est réel est rationnel : il y a des raisons aux problèmes sociaux, même s’ils se présentent à nous de manière aberrante. Il faut donc prendre au sérieux ce sentiment d’insécurité, qui est un sentiment populaire. Mais il convient de le décomposer en distinguant les formes très différentes d’insécurité qui s’expriment dans l’inquiétude sociale.

Je suis parti d’un paradoxe : en France (comme dans les autres pays de l’ouest européen), nous vivons dans une des sociétés les plus sûres qui aient jamais existé : à Paris, en 1900, la presse relevait chaque mois cent quarante agressions nocturnes dans les rues. Les chiffres ont considérablement diminué depuis l’époque des Apaches ! Pourtant, le sentiment d’insécurité est omniprésent et les citoyens sont beaucoup plus obsédés par leur sécurité que leurs ancêtres, Ce serait une erreur de prétendre que ce sont là des fantasmes de nantis qui jouent à se faire peur. Ce sentiment d’insécurité est réel dans la mesure où il produit des effets sociaux réels : par exemple le Front national.

Royaliste : Comment analysez-vous cette réalité ?

Robert Castel : Le sentiment d’insécurité n’est pas nécessairement provoqué par l’absence de protection, il n’est pas nécessairement proportionnel aux dangers qui menacent effectivement les individus : on peut avoir l’impression que les systèmes de protection fonctionnent mal. On peut avoir peur de perdre ces protections. Le fait d’être protégé contre certains dangers fait apparaître de nouvelles peurs, de nouveaux risques. Prenons un exemple trivial : pendant des siècles, le risque alimentaire a été primordial pour les familles. Aujourd’hui, presque tout le monde peut manger à sa faim, mais le risque est passé dans l’assiette comme on l’a vu avec la peur de la « vache folle ».

Royaliste : Comment assumer ce paradoxe ?

Robert Castel : II faut essayer de distinguer des types d’insécurité correspondant à des types différents de risques ; ceci afin de ne pas confondre les problèmes posés par ces risques, mais aussi pour comprendre comment ils s’articulent entre eux. Je distingue trois types d’insécurité : l’insécurité civile ; l’insécurité sociale ; le sentiment plus diffus d’être menacé par de nouveaux risques – effet de serre, catastrophe nucléaire…

Royaliste : Quelle est votre définition de l’insécurité civile ?

Robert Castel : Ce sont les menaces portées sur l’intégrité des biens et des personnes : vols, violences, crimes. Cette insécurité renvoie à une problématique de l’État de droit moderne : l’État a le monopole des moyens permettant la lutte contre ce type d’insécurité : la police et la justice qui assurent l’intégrité de la personne et des biens selon la Déclaration de 1789. On ne peut pas faire société avec ses semblables si l’on vit sous la menace. Il est donc légitime de combattre l’insécurité.

La contradiction ne se trouve donc pas dans les principes de l’État de droit, mais dans les conditions d’application de la loi. Hobbes a très bien vu cette difficulté au début de l’époque moderne : l’État est là pour assurer la sécurité des biens et des personnes, que les individus sont incapables d’assurer par eux-mêmes ; mais pour obtenir une sécurité totale il faut un État absolu. Pour éviter la dérive absolutiste, on institue des garanties légales mais elles risquent de faire obstacle à une sécurité absolue : par exemple le contrôle que la justice exerce sur la police risque de nuire à l’efficacité des forces de l’ordre. D’où l’accusation bien connue de laxisme. Une demande accrue de sécurité se traduit par une demande accrue d’autorité – mais il y a un point où l’autorité du pouvoir ruine les libertés publiques, Nous vivons chaque jour cette contradiction entre l’efficacité et le respect du droit.

Royaliste : Venons-en à la question de l’insécurité sociale…

Robert Castel : Ce thème est aujourd’hui fondamental car l’insécurité sociale remet en question ce que j’appelle une « société de semblables » : il y a toujours eu de grandes inégalités dans notre pays, mais l’immense majorité des Français disposait de ressources et de biens qui les mettaient en situation d’interdépendance – et non plus dans des rapports de dominants à dominés. Cela grâce à une protection sociale qui est une des composantes essentielle de la citoyenneté.

Royaliste : Vivre une situation d’insécurité sociale, qu’est-ce que cela signifie ?

Robert Castel : Être dans l’insécurité sociale, c’est être incapable d’assurer sa vie sociale avec un minimum d’indépendance. C’est être à la merci du moindre aléas de l’existence : une maladie, un accident. C’est être condamné à vivre « au jour la journée » comme on disait au XIXe siècle. La maîtrise de cette insécurité sociale a relevé d’une autre fonction étatique : la fonction « providentielle » de ce qu’on peut appeler l’État social. La principale caractéristique de cet Etat protecteur c’est qu’il agit comme réducteur d’incertitudes contre les risques sociaux. L’État a assuré la réhabilitation des travailleurs par le droit du travail et par la Sécurité sociale. Nous sommes d’autant plus sensibles à ce rôle de l’État que nous constatons et subissons aujourd’hui une remontée de l’insécurité sociale en raison de la dégradation de l’organisation du travail : chômage de masse et précarité croissante.

Royaliste : Vous récusez donc les approches individualistes ?

Robert Castel : Oui. Cette insécurité sociale a une dimension collective et affecte l’existence de groupes sociaux entiers. C’est là un fait qui n’a pas été suffisamment mis en évidence, du moins jusqu’à une date récente, à cause de l’inflation du discours sur l’exclusion qui a imposé une conception individualisée, atomisée des phénomènes de dissociation. L’exclu était présenté comme un individu détaché de ses appartenances sociales, abandonné à lui-même et on ne voulait pas voir que l’insécurité sociale a une dimension collective et donne lieu à des réactions collectives.

Aujourd’hui, les catégories populaires qui auraient pu être parfaitement intégrées dans la société industrielle sentent qu’elles sont privées d’avenir et que les autres groupes sociaux s’en moquent. On parle d’individus « inemployables », ce qui est atroce – mais on ne voit pas qu’il y a un phénomène massif de déqualification qui renforce le sentiment d’insécurité sociale.

Cette situation engendre un ressentiment collectif ; il est de même nature que le poujadisme des artisans et des commerçants après la Seconde Guerre mondiale. Le lepénisme est une forme actualisée de ce ressentiment populaire face à l’européanisation et à la mondialisation : le vote en faveur de Jean-Marie Le Pen est majoritaire chez les chômeurs, les travailleurs précaires et dans une partie de la classe ouvrière.

Royaliste : Le troisième type d’insécurité est-il lié à l’insécurité civile et à l’insécurité sociale ?

Robert Castel : Non. Il renvoie à une logique tout à fait différente : il s’agit de la crainte généralisée devant les nouveaux risques qui sont apparus, comme autant d’effets inattendus de la croissance économique et des progrès de la technologie. Certains (Anthony Giddens, proche de Tony Blair, le sociologue allemand Ulrich Beck), définissent même la société moderne comme une « société du risque » : le développement ne serait plus animé par le désir de progrès social mais par la peur de la catastrophe.

La réflexion sur les protections doit intégrer cette peur mais il importe de remettre en cause le discours sur le risque. Il y a en effet confusion entre risque et danger. Le risque est un événement prévisible, calculable et contre lequel on peut s’assurer en le mutualisant, en le collectivisant. L’assurance obligatoire a permis de vaincre l’insécurité sociale en couvrant les risques tels que je les ai définis. Les nouveaux risques ne peuvent pas être couverts de la même manière : on ne peut pas s’assurer contre des catastrophes imprévisibles, on ne peut pas les socialiser. Les néo-libéraux comme François Ewald et Antoine Seillière ont accueilli avec enthousiasme les nouvelles analyses sur le risque : pour eux le risque est la mesure de toutes choses, le principe de la reconnaissance de la valeur des individus. Autrement dit : le risque est partout, il faut prendre des risques et éventuellement s’assurer individuellement contre ceux-ci, ce qui ouvre un marché quasi infini aux assurances privées. Cette analyse me paraît obscène : il est facile, quand on est milliardaire, de célébrer les « risquophiles » et de dénigrer les « risquophobes » – autrement dit les trouillards : dans ses opérations financières, Antoine Seillière fait manifestement prendre plus de risques aux autres qu’il n’en prend lui-même ! A l’encontre de ce courant, il importe de redonner toute sa place aux protections sociales, qui demeurent essentielles face à une insécurité dont les différents aspects doivent être soigneusement distingués.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 831 de « Royaliste » – 2 février 2004.

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