Frédéric Farah et Jérôme Maucourant ont donné deux importantes contributions à l’ouvrage Dette et politique, publié en 2022 aux Presses universitaires de Franche-Comté sous la direction de Stavroula Kefallonitis. Je remercie Frédéric Farah d’avoir bien voulu présenter ces travaux lors d’un Mercredi de la NAR en juin 2022 et d’avoir accepté la publication de sa conférence sous la forme d’un entretien.

 

Votre premier texte s’intitule “Dette, monnaie et société” et le second “L’ordre de la dette – Les exemples grec et libanais”. Quel est le lien entre les deux articles ?  

Frédéric Farah : Ces deux papiers cherchent à creuser le sillon de la dette. Il ne s’agit pas en l’occurrence de reprendre ici le débat sur la soutenabilité de la dette publique. La perspective de ce travail réalisé avec Jérôme Maucourant est différente : il s’agit d’étudier la relation entre la dette et la démocratie et d’étudier les conflits de répartition qui sont eux aussi liés à la démocratie.

Cette réflexion a été conduite à partir des travaux d’un historien et politiste américain, Jeffrey Winters, qui développe le concept de Défense de la richesse mais dont les travaux ne sont pas traduits en français. Winters est très important car il permet d’inscrire la question de la dette dans le Politique – donc dans la démocratie – et dans la politique. La dette touche par son caractère profondément social à l’existence collective, elle est au cœur des conflits sociaux et elle définit des rapports de commandement et d’obéissance entre les débiteurs et les créanciers dans les nations et entre les nations. Vous savez par ailleurs que la dette est très présente dans le débat public, notamment par le biais des “réformes” présentées par les gouvernements successifs. La question de la dette publique va demeurer centrale en raison de la crise actuelle.

Les termes du débat sur la dette évoluent-ils en fonction des circonstances ?

Frédéric Farah : Non. Les termes utilisés et les expressions utilisées – sur l’équilibre budgétaire, sur la dette que nous allons laisser à nos enfants – sont datés, vieillots. Les arguments que nous entendons aujourd’hui sont les mêmes que ceux qui ont été invoqués dans les années trente. Je ne reprendrai pas ici une discussion que vous connaissez par cœur. Ce que je veux évoquer avec vous, c’est la dette, tant privée que publique, comme clef de voûte du capitalisme. Le système de la dette est au fondement du capitalisme. Ne pas vouloir de la dette, cela signifie que l’on ne veut pas du capitalisme.

Comment cela ?

Frédéric Farah : Si l’on définit le capitalisme de façon très simple comme système d’accumulation du capital, il est clair que, pour accumuler du capital, il faut emprunter. Si on emprunte, on est endetté ! Ne pas vouloir accumuler de la dette, c’est ne pas vouloir accumuler du capital.

Quand on s’interroge sur la dette, il faut éviter d’avoir un regard asymétrique : il faut s’intéresser aux créanciers autant qu’aux débiteurs. Le créancier a besoin du débiteur, sans lequel il ne vit pas. Comme l’un ne peut pas vivre sans l’autre, il y a des relations politiques et sociales entre débiteurs et créanciers.

Notre approche, vous le savez, est institutionnaliste. Il s’agit de mesurer les rapports de force entre les deux camps et d’apprécier leur signification anthropologique. Le dette s’inscrit dans un système d’évaluation des paiements, elle implique un ordre monétaire. Derrière la dette, il faut toujours voir une économie du social, une construction politique. La dette rejoint les conflits de répartition parce que la part socialisée, dans notre société, ne cesse de croître. Quand on dit qu’il faut contrôler la dépense publique, il faut se souvenir que la dépense publique c’est d’abord de la dépense sociale – et la dépense sociale, c’est de l’économie socialisée. Quand on cherche à réduire la dépense publique, on cherche à réduire la part socialisée et l’on remet des éléments socialisés dans une logique de marché – ce qui modifie les rapports de force dans la société. N’oublions pas que les propriétaires disposent des revenus de leurs propriétés alors que les dépenses sociales sont les revenus de ceux qui n’ont rien, de ceux qui ne sont pas propriétaires.

En quel sens peut-on parler d’une politique de défense de la richesse ?

Frédéric Farah : Il s’agit d’étudier la manière dont les créanciers vont construire un ordre économique et politique qui va leur être favorable et qui sera cent fois plus efficace que l’usage de la force pour leur maintien au pouvoir.

On voit par exemple que la construction du fédéralisme américain se fait en faveur des créanciers, comme le montre Jeffrey Winters. A partir de là, on peut montrer que le proto-fédéralisme européen essaie de construire un ordre favorable aux créanciers pour geler le conflit de répartition.

Jeffrey Winters met ainsi en évidence le paradoxe des sociétés démocratiques : elles n’ont jamais été aussi démocratiques quant aux droits mais elles n’ont jamais été aussi inégalitaires.

Comment peut-on parvenir à un tel résultat ?

Frédéric Farah : Il y a pour Winters deux façons de défendre la richesse : soit la force, soit la mobilisation des institutions. Or le second moyen est cent fois plus efficace que le premier. La création d’institutions peut donc avoir pour fonction d’assurer la domination du plus petit nombre sur le plus grand. Même l’élargissement du corps électoral, même le suffrage universel ont été de peu de poids pour inverser le rapport de force qui s’est fait en faveur des plus riches. La défense de la richesse se fait à l’intérieur de la démocratie et non à l’extérieur.

Depuis quand cette logique est-elle à l’œuvre dans l’histoire ?

Frédéric Farah : Depuis la naissance des Etats-Unis. Analysant les Federalist papers, Jeffrey Winters montre que Madison assigne comme objectif aux institutions la neutralisation des menaces qui peuvent émaner du plus grand nombre. Ce point est illustré par la fondation des Etats-Unis : de la défaite anglaise de Yorktown en 1781 à la Convention de Philadelphie en 1787, on voit naître une organisation institutionnelle qui va permettre de contenir la pression du plus grand nombre qui commençait à se faire sentir.

Ainsi, en 1796, une récession sévère frappe les Etats-Unis et une déflation se développe dans le contexte de l’endettement privé des fermiers. Or les Américains les plus riches détiennent des bons du Trésor et des créances sur les fermiers. Les différents États adoptent alors des politiques très différentes. Le Rhode Island prend le parti du plus grand nombre et adopte une politique monétaire expansionniste alors que le Massachussetts organise la répression des fermiers endettés. Or Jeffrey Winters montre que la fédéralisation des questions financières et bancaires dépossède les États fédérés de leurs moyens d’action et se fait nettement en faveur de l’oligarchie qui impose un ordre de la dette avantageux pour les créanciers.

Le travail de Jeffrey Winters permet-il de mieux comprendre la logique qui inspire l’Union européenne ?

Frédéric Farah : La crise des dettes souveraines a marqué l’ampleur de l’endettement privé dans le sud de l’Europe – Grèce, Italie, Espagne. L’austérité imposée par l’Union européenne en 2012 a frappé les plus vulnérables et les salariés ont été pris dans la logique déflationniste qui caractérise l’UE. Nous voyons aujourd’hui que les salariés sont victimes de l’inflation, qui ajoute une deuxième morsure à la première. La politique de l’Union européenne avantage nettement les créanciers. Les milieux officiels ne s’en cachent pas, d’ailleurs. Souvenez-vous du président de l’Eurogroupe qui déclarait que le premier mémorandum imposé à la Grèce avait été fait en faveur des banquiers.

Cette période ressemble à la période de flottement qui a précédé la mise en place du fédéralisme américain. Il y a eu un mouvement de peur chez les créanciers européens mais les mécanismes de l’Union européenne et l’inconsistance des chefs populistes ont permis de maintenir l’ordre des créanciers. La vague populiste a échoué, sauf en Grande-Bretagne qui disposait de l’institution-clé – la monnaie – qui a empêché l’ordre européen de s’imposer à eux.

Sur le continent, on a vu s’imposer à la faveur de la pandémie un fédéralisme autoritaire qui impose les “réformes” – des retraites, de l’assurance-chômage que les Etats mettent en œuvre. Ce fédéralisme autoritaire est venu s’ajouter à ce qu’on appelle l’euroisation.

De quoi s’agit-il ?

Frédéric Farah : Deux chercheurs, Sacriste et Vauchez, décrivent la montée en puissance d’un pôle financier au cœur du projet européen. Je les cite : “Il ne s’impose pas “d’en haut” sous l’effet d’un “diktat de Bruxelles”, ni “de l’extérieur”, pas plus qu’il ne constitue une élite “supranationale”. C’est plutôt un réseau transnational toujours plus dense de bureaucraties, “trésoriers” français, allemands, italiens et autres mais aussi hauts fonctionnaires de la DG Ecfin de la Commission et banquiers centraux, nationaux et européens, dont les prodromes remontent aux premiers comités d’experts des années 1960 qui se sont consolidés avec l’adoption de l’euro comme monnaie unique”. Ce gouvernement hors les murs est bien évidemment étranger à la démocratie.

Il faut bien voir que les allocations de crédits alloués aux gouvernements nationaux passent par des comités financiers immergés dans ce gouvernement hors les murs. Dans le dernier Semestre européen, je lis que la France a obtenu plus de 7 milliards de la part de la Commission parce que notre pays a rempli en matière sociale trente-huit cibles et jalons. Qui a établi ces critères ? Comment ont-ils été débattu ? Mystère !

Dans ce système, la Banque centrale européenne joue un rôle prépondérant. On peut lui appliquer la formule que Thorstein Veblen employait pour évoquer le rôle de la Réserve fédérale américaine : c’est “le Grand syndicat des intérêts établis”. Il n’y a pas de neutralité politique de l’institution de la monnaie : la politique monétaire a pour fonction principale de reporter une partie du poids de la dette sur la fraction dominée. Ce qui montre bien que l’ordre de la dette fige des rapports de force et vise à rendre impossible la modification des relations entre créanciers et débiteurs. Il est clair que les salariés sont les perdants de ce système car leur vie dépend de la part socialisée de l’économie. Diminuer la part socialisée de l’économie, comme le gouvernement français s’efforce de le faire, c’est renoncer à maîtriser la domination qui est inhérente à ce lieu essentiellement asymétrique qu’est le marché du travail.

L’exemple de la Grèce montre comment la crise des dettes souveraines a provoqué la mise en place d’un ordre des créanciers appuyé par une “constitution économique” anti-keynésienne et servi par le gouvernement hors les murs dont je viens de vous parler. Dans cet ordre des créanciers, le nouveau prolétaire est l’homme endetté décrit par Lazaratto : ”L’immense majorité des Européens est triplement dépossédée par l’économie de la dette : dépossédée d’un pouvoir économique déjà faible, concédé par la démocratie représentative ; dépossédée d’une part grandissante de la richesse que les luttes passées avaient arrachée à l’accumulation capitaliste ; dépossédée, surtout, de l’avenir, c’est-à-dire du temps, comme décision, comme choix, comme possible”.

L’euro, qui se pense par rapport au pacte budgétaire qui l’entoure, crée donc un ordre social profondément inégalitaire. Sous les idées sympathiques de mutualisation des dettes et de financement communautaire des gouvernements nationaux, il faut voir la conditionnalité qui impose les réformes du marché du travail et des retraites auxquelles nous sommes confrontés et que tout gouvernement doit accepter – quel que soit le résultat des élections.

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