Marcel Gauchet : Les mésaventures de la démocratie

Nov 3, 2024 | Res Publica

 

 

Marcel Gauchet poursuit son explicitation d’un monde moderne engagé dans un mouvement général de sortie de la religion. Celui-ci nous conduit à vivre un moment néolibéral qui englobe et dépasse la logique du capitalisme. Ce moment négatif, celui de la crise démocratique, n’est pas le dernier d’une histoire qui ouvre de nouvelles perspectives.

 Le nœud démocratique (1) prolonge la réflexion menée dans les quatre tomes consacrés à L’avènement de la démocratie (2). Ce travail impressionnant nous permet de saisir la nature, l’ampleur et la portée de la révolution moderne. Commencée au XVIe siècle, cette révolution dépasse de très loin les conflits politiques et les luttes sociales qui ont conduit à des changements institutionnels. Le basculement décisif a porté sur la structuration des sociétés. Naguère, les collectivités humaines trouvaient leur point d’appui dans une autorité extérieure à elles-mêmes et référée au divin – elles fonctionnaient selon le principe d’hétéronomie. Puis la religion a progressivement perdu sa capacité de structuration et la société existe désormais de manière autonome. Cela peut paraître abstrait mais les royalistes connaissent bien le rôle joué par le parti des Politiques pour mettre un terme aux guerres de Religion, puis l’instauration de monarchies constitutionnelles de plus en plus nettement désacralisées.

La structuration autonome de la société peut être résumée par le principe constitutionnel du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple qui peut se comprendre comme une formule radicale d’auto-gouvernement. Nous savons cependant que ce principe démocratique s’inscrit dans un texte constitutionnel qui se réfère à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui, sous la forme de chartes puis de constitutions, organise les pouvoirs selon un système de médiations qui s’étend à la société. Ce passage à l’autonomie s’est affirmé au XIXe siècle dans le cadre du libéralisme politique. Il a été radicalement contesté par les totalitarismes du XXe siècle qui ont rendu manifeste un violent retour du religieux sécularisé. Au sortir de la guerre, les démocraties victorieuses en 1945 ont établi une démocratie libérale et socialisante qui permettait de contrôler étroitement le capitalisme et de contrer efficacement le collectivisme.

Ce modèle, que la République gaullienne avait remarquablement concrétisé, a été remis en cause par le “tournant de 1975” qui a rapidement conduit à la phase néolibérale de la révolution moderne – celle de la “mondialisation heureuse” et des nouvelles technologies. Ce tournant a provoqué et provoque encore des critiques solidement argumentées et de larges mouvements de protestation… qui ne parviennent pas à changer le cours des choses. Il est donc indispensable de lire Marcel Gauchet, qui propose de reprendre et d’approfondir l’analyse du phénomène.

Il faut d’abord dissiper les illusions entretenues par le néolibéralisme : celle du primat de l’économie et d’une dynamique du capitalisme qui lui serait intrinsèque. Le capitalisme n’est pas l’aboutissement nécessaire de la modernité mais une simple “excroissance” de son histoire, qui a été rendue possible par la constitution d’Etats nationaux disposant d’une monnaie et assurant la sécurité des échanges – les marchés supposent des villes bien administrées et des routes sûres pour s’y rendre.

La seconde illusion porte sur le passé. Comme il est désormais entendu que la croyance religieuse est une affaire strictement personnelle, on ne comprend plus les comportements dans les sociétés hétéronomes, où l’être social n’était pas séparable de son devoir-être, la religion imposant des préceptes moraux à respecter chaque jour. Dès lors, on ne peut comprendre comment s’est engendrée la société moderne et les cheminements qui ont conduit à la crise actuelle de la démocratie.

Il faut en effet commencer par saisir la révolution dans les médiations qui s’est produite lors du lent passage de l’hétéronomie à l’autonomie. Le Prince n’est plus le lieutenant de Dieu sur la terre, qui assure la médiation avec le fondement invisible, ainsi que la médiation entre les hommes selon la loi divine et l’autorité de lois vénérables. Dès lors, le pouvoir politique est renvoyé à sa propre fonction médiatrice et il libère deux autres médiations : celle assurée par le droit, qui médiatise les relations entre les personnes et la collectivité ; celle assurée par l’histoire qui fait le lien entre le passé et l’avenir. Le Politique assure quant à lui la médiation de la collectivité politique avec elle-même et la médiation avec les autres collectivités politiques.

Ces données constitutives des sociétés modernes subissent, avec le néolibéralisme, un processus d’effacement dans la conscience des acteurs les plus engagés. Le premier concerne le Politique. Nous connaissons tous les discours sur le poids excessif de l’Etat et sur l’inéluctable disparition des nations dans le grand marché mondial. Et nous avons vu la politique prendre résolument le pas sur le Politique et devenir une technique de communication conçue selon des sondages, en abandonnant les domaines dont dépendent l’existence de la nation et le bien-être collectif.

Le deuxième processus d’effacement porte sur le droit. Les sociétés modernes ont placé les droits de l’homme au fondement de l’ordre social. Au siècle dernier, les marxistes avaient dénoncé des droits formels qui ne pouvaient masquer la réalité de l’exploitation capitaliste mais la mise en œuvre d’un droit social a prouvé qu’il était possible d’instituer un Etat capable d’assurer aux libres individus des conditions de vie acceptables et toujours susceptibles d’améliorations grâce aux libertés garanties par les textes fondateurs. Les droits de l’homme étaient ainsi conçus et vécus dans le cadre de l’appartenance à la collectivité, gouvernée par des responsables politiques librement choisis. Or depuis une cinquantaine d’années, cette relation d’appartenance a été effacée, dans l’esprit de beaucoup, par une revendication de droits individuels ou groupusculaires parfaitement indifférente à la cohérence de l’ensemble.

Le troisième processus d’effacement porte sur l’histoire. L’ordre hétéronome privilégiait le passé, comme héritage à conserver dans la répétition des bonnes coutumes. La révolution moderne ouvre sur l’avenir conçu comme progrès émancipateur et le pouvoir politique doit maintenir la continuité historique, lui donner sens en reliant le passé à l’avenir. Les religions totalitaires avait projeté l’histoire dans un avenir paradisiaque. L’effondrement de l’Union soviétique a entraîné l’abandon des philosophies de l’histoire hégélienne et marxiste – les “grands récits” – et popularisé le thème d’une fin de l’histoire dans le marché mondialisé. L’économie est devenue la cause principale du mouvement des sociétés et sa raison ultime : l’histoire n’est plus que la somme des efforts individuels en vue de l’amélioration des conditions de vie et “la marche du capital, avec son ressort cumulatif interne – l’argent est fait pour rapporter plus d’argent – en est venue à prendre le visage de moteur de l’histoire”. En pénétrant tous les domaines de l’existence humaine, l’économie prétend combler tous les besoins et tous les désirs d’individus qui peuvent devenir, dès à présent, les propres agents de leur émancipation dans une société sans mystère et qui n’a d’autre fin que d’assurer son efficacité. Dès lors, le passé n’a pas le moindre intérêt et l’histoire est toute entière résorbée dans la dynamique présente du capital.

Le néolibéralisme a désarmé et absorbé bien des oppositions mais les injustices et les désordres provoqués par le capitalisme financier font prospérer, en Europe et aux Etats-Unis, un populisme qui n’est pas une réaction nostalgique en faveur de l’hétéronomie perdue. Pleinement inscrit dans la société autonome, le populisme exige que l’on se saisisse du Politique enfoui dans les souterrains afin qu’il serve à la cohésion nationale et au contrôle des flux extérieurs. J’ajoute que le courant gaullien et les économistes hétérodoxes ne disent pas autre chose sans que la liaison avec le populisme ait pu s’effectuer, sauf de manière marginale, pour des raisons que j’ai exposées dans d’autres articles.

Nous sommes là au point central de la crise démocratique des sociétés néolibérales. Celles-ci s’affirment démocratiques, et la démocratie n’est plus contestée, ni dans ses principes, ni dans ses institutions, mais cette victoire ne permet pas de cacher les frustrations et les colères qui secouent violemment des sociétés poly-fracturées. La source de toutes les contestations se trouve dans le discours néolibéral qui affirme que les groupements humains s’auto-organisent naturellement et sont tout aussi naturellement ouverts aux autres groupements, qui célèbre un individu évidemment porteurs de droits qu’il peut exiger sans la moindre considération pour l’ensemble, et qui glorifie un éternel présent venant frapper d’inutilité manifeste toute référence au passé et toute interrogation sur l’avenir.

C’est l’immense décalage entre cette vision idéologisée de la société et son mode de fonctionnement effectif qui provoque des doutes lancinants puis un malaise collectif qui conduit, faute de réponses appropriées, à de violentes explosions sociales. Le paradoxe du néolibéralisme c’est qu’il s’appuie sur ce qu’il nie. Pas de marché sans un Etat qui l’institue et le réglemente. Pas d’individu libre hors d’une collectivité qui assure son éducation et sa sécurité. Pas de mondialisation sans un monde constitué d’Etats nationaux. Pas de capitalisme sans règles fixées par les Etats et par les accords interétatiques. Le Politique, que l’on croyait aboli, forme l’infrastructure de notre monde et c’est l’organisation économique qui est une superstructure dépendante, donc contrôlable. Cela signifie que l’histoire n’est pas accomplie, ni révolue. La révolution moderne se poursuit et la démocratie est à penser hors du voile d’illusion jeté par le néolibéralisme. La gouvernance néolibérale doit redevenir un gouvernement disposant de la capacité d’agir, d’abord pour la nation, ensuite dans le vaste champ des relations inter-nationales. La démocratie dépolitisée du néolibéralisme doit devenir une démocratie politique, capable de discerner le fonctionnement effectif de la société et de mobiliser, en toute connaissance de cause, sa capacité d’agir. À nouveau inscrite dans le mouvement de l’histoire, la collectivité pourra réorganiser son système de médiation – y compris le pouvoir judiciaire – avec la participation des citoyens (3).

 ***

1/ Marcel Gauchet, Le nœud démocratique, Aux origines de la crise néolibérale, NRF/Gallimard, octobre 2024.

2/ Sur le quatrième tome, Le nouveau monde, NRF/Gallimard, 2017, voir sur mon blog les chroniques 131 à 133.

Article publié dans le numéro 1287 de « Royaliste » – 3 novembre 2024

 

 

Partagez

0 commentaires