Pour comprendre la double tâche de libération du territoire et de réinstallation de l’autorité locale puis étatique, nous avons la chance de disposer de la reconstitution minutieuse des journées de juin-août 1944 par Jean-François Muracciole (1) sur lequel je vais trop succinctement m’appuyer.
Lorsque le général de Gaulle quitte Portsmouth le 14 juin à bord du torpilleur La Combattante, il est accompagné de treize personnes parmi lesquelles les généraux Béthouart et Koenig, le commandant Hettier de Boislambert, chef de la Mission militaire de liaison administrative (MMLA), son adjoint le commandant Pierre Laroque et François Coulet, directeur des services du commissariat à l’Intérieur, que le Général a officieusement nommé deux jours plus tôt au poste de commissaire de la République pour les territoires libérés. Sur le navire qui se dirige vers la côte normande, le tout nouveau commissaire de la République est assis sur une lourde cantine de fer remplie de 25 millions de francs (2), probablement en billets de cent “Sully” émis en France à partir de mai 1939 – avant Vichy – et fabriqués en Grande-Bretagne pour le compte du Gouvernement provisoire.
Il ne s’agit pas d’un détail pittoresque. L’administration française a besoin d’argent français et la question de la monnaie a été l’objet de longues confrontations entre Français et Américains. Elle ressurgit lors de la violente dispute entre le général de Gaulle et le Premier ministre britannique dans la nuit du 4 au 5 juin (3). La fureur du Général est provoquée par le texte dans lequel le général Eisenhower annonce aux Français que l’administration vichyste restera en place et qu’ils choisiront ensuite leur gouvernement – sans la moindre allusion au Gouvernement provisoire – tandis qu’une “monnaie additionnelle” fabriquée aux Etats-Unis sera introduite en France. “Allez faire la guerre avec votre fausse monnaie” lance le chef du gouvernement français au général Eisenhower qui confirmera cependant l’intention américaine le 8 juin. Deux jours plus tard, le Général dénonce publiquement “l’émission en France d’une monnaie soi-disant française, sans aucun accord et sans aucune garantie de l’autorité française, [ce qui] ne peut conduire qu’à de sérieuses complications”.
La cantine sur laquelle François Coulet est assis est une pièce essentielle dans le processus de rétablissement de l’autorité de l’Etat : la monnaie est l’acte d’un pouvoir souverain et c’est bien la souveraineté française que les administrateurs nommés par le Gouvernement provisoire vont affirmer dès qu’ils auront posé le pied sur le sol français et déposé sur la plage de Graye la lourde cantine. François Coulet n’aura pas grand mal à empêcher la diffusion de la fausse monnaie américaine qui suscite la méfiance immédiate des populations libérées…
Sur le théâtre de la guerre, les différentes modalités du Politique se déploient dans une courte unité de temps. Tandis que le peuple assemblé à Bayeux puis à Isigny reconnaît et acclame l’autorité symbolique du général de Gaulle, la puissance souveraine commence à s’affirmer par la mise en circulation de la monnaie française – François Coulet distribue 200 000 francs à Isigny – et le pouvoir administratif prépare son installation. A Bayeux, avant de s’adresser à la foule massée sur la place du Château, le chef du Gouvernement provisoire signifie au sous-préfet Rochat son renvoi, signe la nomination de François Coulet au poste évoqué plus haut et celle de Raymond Triboulet à la sous-préfecture. Tous deux ont pour mission d’empêcher la mise en place de l’Allied Military Government of Occupied Territories (AMGOT) par les Américains. Tel est, écrit Jean-François Muracciole, “l’acte politique fondamental de la journée du 14 juin”.
Le général de Gaulle retourne en Normandie le 20 août dans son avion personnel portant la cocarde tricolore et se pose sans encombre sur l’aérodrome de Cherbourg-Maupertuis. C’est le début de la marche héroïque vers Paris, avec la 2eme DB en pointe. En Ile-de-France comme en Provence, l’armée française progresse sur un territoire national qui a fait l’objet, depuis Londres et Alger, d’une double structuration selon deux objectifs qui semblent contradictoires : rétablir une administration républicaine afin d’assurer l’ordre public ; préparer l’insurrection nationale.
Dès février 1943, Londres procède à la nomination du préfet de la Seine et du préfet de police, afin qu’ils se tiennent prêts à prendre leurs fonctions et le délégué en France du commissariat à l’Intérieur, Emile Laffon, s’emploie à désigner, en coopération avec Michel Debré, les commissaires de la République destinés à remplacer les préfets soumis à Vichy. En octobre 1943, vingt commissaires sont nommés ainsi que cinquante préfets non affectés à des départements (4). L’administration clandestine ainsi mise en place révèle son efficacité sur les territoires libérés.
Dans chaque ville, avant de s’adresser au peuple assemblé, le chef du gouvernement est reçu par les autorités municipales confirmées dans leurs fonctions, par les chefs de la Résistance locale et par le commissaire de la République. A Rennes, le 21 août, le Général est accueilli par le commissaire de la République pour la Bretagne, Victor Le Gorgeu, par Bernard Cornut-Gentille, nouveau préfet d’Ille-et-Vilaine et par les membres du comité départemental de Libération. A Laval, le Général rencontre longuement Michel Debré, commissaire de la République chargé de cinq départements qu’il vient d’inspecter. Le jeune maître des requêtes a destitué le préfet de Nantes qu’un colonel américain prétendait protéger, et réorganisé sa région grâce aux hommes et aux femmes de la Mission militaire de liaison administrative (5). L’ensemble du personnel administratif opérant dans les territoires libérés agit dans le cadre de l’ordonnance du 9 août 1944 qui rappelle dans son article premier que “La forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit celle-ci n’a pas cessé d’exister” et qui constate la nullité de tous les actes constitutionnels, législatifs et réglementaires de Vichy.
Pour le chef du Gouvernement provisoire, la réorganisation administrative vise un double objectif politique : empêcher les Américains d’avaliser les responsables vichystes et de mettre en place l’AMGOT ; borner strictement l’activité du Parti communiste qui, lors de la libération de la Corse, avait installé dans plus de deux cents communes des municipalités élues par acclamation. La hiérarchie militaire américaine est rapidement mise devant le fait accompli et l’AMGOT, dont la menace a été surestimée selon les analyses concordantes de Jean-Louis Crémieux-Brilhac et de Jean-François Muracciole, reste à l’état de projet. La Résistance intérieure pose des problèmes autrement plus sérieux.
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1/ Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris, Juin-août 1944, Odile Jacob, 2024.
2/ 500 millions d’euros.
3/ J’évoque plus précisément ces débats et cette dispute dans Le krach de l’euro, Editions du Rocher, 2001, chapitre 1.
4/ Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, De Gaulle, la République et la France libre, 1940-1945, Tempus, 2015, p. 287 et suiv.
5/ Cf. la notice consacrée à la MMLA dans le Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, 2006, p. 252-253.
Très instructif notamment sur ce que souhaitait imposer le gouvernement américain (AMGOT, maintien de l’administration vichyste). Je dois dire que j’ai appris tout ça relativement récemment et je pense que vous avez raison d’y consacrer un article sur ce blog qui on peut l’espérer portera ces faits à la connaissance de Français qui l’ignorent.
Une précision toutefois: l’opportunisme de Michel Debré maître des requêtes comme vous le précisez. Il faut savoir que cet homme a auparavant fréquenté les autorités vichystes. Pierre Sergent (un des plus jeunes Résistants que la France ait compté) l’explique très bien dans un petit livre titré Michel Debré ou le Clairon impudique.
Merci pour votre commentaire. De nombreuses personnalités qui ont rallié la France libre ont « fréquenté les autorités vichystes ». Maurice Couve de Murville a siégé à la commission d’armistice, Juin a obéi aux ordres de Vichy jusqu’en 1942… C’est l’autorité légitime, à Londres puis à Alger, qui jugeait de la possibilité des ralliements. Le livre de Pierre Sergent semble relever du règlement de comptes.