Tout au long de la guerre d’Ukraine, les chaînes d’information en continu ont démontré, une fois de plus, leur incapacité à remplir la tâche qu’elles se sont théoriquement assignée : informer le public aussi précisément que possible, en lui laissant le soin d’apprécier les événements relatés.
Nous ne jouerons pas les maîtres de vérité. La réalité d’une situation est toujours difficile à saisir, surtout en temps de guerre. Il faut multiplier les points de vue, que nous offre la presse écrite dans sa diversité.
Les chaînes d’information en continu présentent un cas d’espèce : on peut les voir dans les cafés comme chez soi et elles alimentent le débat public, comme autrefois la Une et la Deux. Beaucoup de citoyens engagés les accusent de désinformer. C’est pire. Le paradoxe des chaînes d’information, c’est qu’elles n’informent pas. Elles montent des spectacles à partir de séries d’événements sélectionnés. Dans cette matière événementielle brassée jour et nuit, on trouve aussi des morceaux de vérité et des personnages véridiques – de vrais journalistes et d’excellents spécialistes – comme dans le fameux pâté de cheval et d’alouette.
Le spectacle médiatique est construit, comme tant d’autres, sur de l’émotion. Du fait divers sanglant dans les périodes ordinaires, de belles joutes politiques, un attentat, une guerre pas trop lointaine. Le commentaire médiatique doit bien entendu être accordé à l’événement, donc rester dans l’émotionnel. On ne sait rien de l’attentat, mais on répète que c’est terrible sur l’image de la voiture qui flambe. Nous avons souvent dit que les attentats djihadistes sont co-construits par les terroristes et les commentateurs – y compris à CNews – qui peuvent, grâce à eux, enrichir leur rôle : ils ne sont pas seulement les témoins indignés de l’horreur mais les défenseurs du Bien face au Mal qui rôde dans une société qui cultive l’idéologie victimaire. Ceci entre deux séquences publicitaires, car l’objectif, c’est avant tout la rentabilité.
La guerre permet de porter le spectacle manichéen sur un vaste territoire, où les correspondants de guerre se mettent en scène, tandis que, sur les plateaux, défilent en boucle des images qui ne signifient rien. Peu importe : la guerre civile ou conventionnelle permet de désigner la figure du Mal – Slobodan Milosevic, Saddam Hussein, Vladimir Poutine – qu’il s’agit de terrasser par de rudes paroles.
Les journalistes de plateau ont des invités qui impressionnent par leurs titres et grades. Ils font partie du spectacle après une sélection-cadrage dont nous ne savons rien. On se doute que certains invités ont été recommandés par la direction de la chaîne et que d’autres se sont fait repérer lors de mondanités. La distinction entre le “bon client” et le mauvais est notoire. Le premier sait résumer une situation en une minute et ponctue ses interventions de formules-choc. Le second est long, donc ennuyeux : même si sa démonstration est éclairante, il ne sera plus convié.
Le spectacle ainsi agencé produit le mirage de l’expert. Les qualités professionnelles des experts de plateau ne sont pas en cause : l’un est général à la retraite, l’autre économiste diplômé, le troisième enseigne à Sciences Po. Mais l’expert de plateau parle d’abord pour être réinvité à l’émission et pour continuer à recevoir des cartons pour les cocktails, les dîners, les soirées où l’on rencontre les gens qui commandent des articles et des livres, qui invitent à d’agréables colloques à Florence ou à Vienne… Il va presque sans dire que, pour être accepté puis honoré, il faut épouser la vision politique et sociale dominante.
Pour atténuer le conformisme, il faut veiller à la diversité des personnages. Sur l’Ukraine, on ne s’étonne plus de voir un ancien pilote de chasse, une réfugiée russe (blonde), une soviétologue qui a connu Khrouchtchev, un ancien député de gauche, la présidente d’une agence de communication – autrement dit une commerçante -, une chroniqueuse de la vie politique française qui a bien connu Mitterrand, et un très bon spécialiste de stratégie. Les professions de foi géopolitiques, les anathèmes, les témoignages personnels, les appels à renverser Poutine et les banalités européo-atlantistes noient les réflexions du malheureux spécialiste dans le flot du bavardage insipide ponctué de déclarations péremptoires.
Les artifices du débat de plateau encore plus frappants lorsqu’on se met à faire la liste de ceux qui ne sont jamais invités en raison de leurs positions hétérodoxes – qu’ils soient historiens, économistes, politistes – même s’il s’agit d’universitaires renommés. On ne saurait parler de censure : il y a simplement des personnalités qui ne sont pas ou plus invitées, comme il y a des gens qui ne sont plus conviés dans les dîners mondains sans qu’aucune formule d’exclusion ait été prononcée.
A la catégorie des exclus, s’ajoute celle des intellectuels et des chercheurs qui refusent toute invitation sur les plateaux. En 1989, François Furet avait refusé de participer aux débats sur le bicentenaire de 1789 pour une simple raison : “Ou bien on travaille, ou bien on va à la télévision !”. Comme lui, certains universitaires estiment qu’une prestation médiatique selon le “casting” évoqué les empêche de présenter une analyse complexe qui ne s’inscrit pas dans le manichéisme ambiant et qui peut, de surcroît, leur valoir un procès en hérésie.
Il faut donc suivre le conseil de Pierre Bourdieu : ne pas regarder les chaînes d’information pour s’informer, mais pour s’informer sur ce qu’on dit sur les plateaux. De fait, le spectacle est aujourd’hui fascinant : des gens qui se sont régulièrement trompés depuis trois ans compensent le naufrage de leurs certitudes par des surenchères européistes et des insultes à l’ancienne puissance protectrice – sans jamais présenter la moindre excuse au public abusé… qui se reporte massivement sur les réseaux sociaux.
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Article publié dans le numéro 1296 de « Royaliste » – 8 mars 2025
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