Faire de la politique, ce n’est pas viser le pouvoir et s’y installer, puis gouverner aux moindres frais en expliquant pourquoi les choses ne vont pas aussi bien qu’elles le devraient. La politique, c’est une lutte constante contre la fatalité, et d’abord contre la fatalité de la violence. Violence des rivalités politiciennes, violence sociale, violence de l’économie.
Cela, qui le conteste ? Certainement pas l’actuel gouvernement, qui peut souligner, non sans raisons, sa recherche constante du consensus et les efforts qu’il fait pour réduire l’injustice – par exemple, ces dernières semaines, la politique de la ville et le plan social pour les étudiants. Et pourtant, nous demeurons dans une situation de faiblesse économique et de détresse sociale qui s’expriment dans les statistiques de l’emploi et dans les émeutes urbaines, de Vaulx-en-Velin à Saint-Denis de la Réunion.
Alors ? L’excellence des intentions et la bonne volonté gouvernementale ne sont pas en cause, mais nous ne pouvons plus nous satisfaire d’explications en forme d’excuses et de prévisions pessimistes qui permettent d’atténuer les responsabilités. L’augmentation du chômage en février s’explique sans doute par la guerre du Golfe, mais le fait est que, malgré l’amélioration de la situation économique, malgré les profits dégagés par les entreprises, il n’avait guère diminué. Et qu’on n’invoque pas non plus les pesanteurs héritées du passé, en demandant du temps pour les surmonter. Depuis dix ans, la gauche a eu le temps et les moyens. Et le gouvernement de Michel Rocard est en place depuis bientôt trois ans…
Si la volonté n’est pas défaillante, si le temps n’a pas manqué, ce sont les choix économiques qu’il faut mettre en question. C’est ce que nous avons fait pour notre part depuis 1983, avec une détermination d’autant plus forte que nous ne comprenons pas pourquoi les socialistes se sont implicitement ralliés à l’idéologie du marché alors qu’ils avaient à leur disposition les instruments théoriques (auxquels nous faisons régulièrement écho) et les moyens pratiques (l’appareil de l’Etat, les nationalisations) qui permettaient d’y résister.
REDDITION
Hélas, les nouveaux milieux dirigeants se sont mis à croire à l’utopie du marché, à encourager la spéculation boursière, à céder aux chantages du patronat, à vénérer les affairistes, à considérer l’équilibre budgétaire comme une vertu et le retrait de l’Etat comme une nécessité historique. Et ils continuent, aujourd’hui, à célébrer les mêmes impostures, à professer les mêmes âneries – notamment celle qui consiste à faire des économies budgétaires lorsque s’amorce une récession.
Cette reddition au prétendu libéralisme a provoqué une violence économique qui meurtrit depuis trop longtemps la société civile chère aux rocardiens : exploitation des travailleurs par le moyen de la rigueur salariale, sans oublier les techniques de manipulation qui se font au nom de la « ressource humaine », ségrégation sociale et urbaine, destruction de la paysannerie, exclusion et misère. Tel est le nouveau paysage qui se dessine : celui d’une lutte de classes d’autant plus radicale que le prolétariat ancien et nouveau n’a pas trouvé son expression politique.
En France comme à l’étranger, l’immense gâchis provoqué par l’idéologie du marché a été mille fois décrit et dénoncé. Alors pourquoi laisser dire et faire ? Nos dirigeants politiques auraient-ils peur de quelqu’un ou de quelque chose ? Tout de même pas du CNPF ! Tout de même pas de l’opinion du « Financial Time » ! Et s’ils n’ont pas peur, par quoi sont-ils séduits ? Tout de même pas par la dynamique du capitalisme, plutôt faiblarde dans notre pays… C’est à se demander si la paralysie ne vient pas d’un désir inavoué d’être dans la norme intellectuelle et sociale, d’une confusion croissante entre les équipes politiques arrivées aux affaires en 1981 et la haute bourgeoisie technocratique, de trop de complaisance de ces mêmes équipes pour les milieux d’affaires.
POSSIBILITE
Le fait est que de nombreux socialistes passent sans aucune difficulté du public au privé, du service de l’Etat à celui des banquiers, avouant ainsi qu’ils se conçoivent comme membres d’une seule et même classe dirigeante.
La constitution de cette classe dirigeante uniforme – par son idéologie, ses préjugés, ses intérêts fondamentaux – est d’autant plus dangereuse que les relais font de plus en plus défaut entre l’élite du pouvoir et les citoyens : la mauvaise réputation des partis et l’atonie syndicale créent un vide qui favorise l’expression violente des révoltes sociales. En outre, l’absence de projet et de parti révolutionnaires, donc de forte pression sociale et politique, favorise la sclérose de la classe dirigeante et le conservatisme de l’appareil d’Etat.
Pour imprimer un « nouvel élan » à la société française, le pouvoir politique devra se dégager de cette gangue au prix d’un immense effort sur lui-même, et contre une partie de lui-même. Briser les pesanteurs sociales, inventer de nouvelles perspectives économiques, donner à tous les Français l’espoir d’un développement selon la justice : quel beau défi, pour le chef de l’Etat, que de réussir là où le fondateur de la Vème République avait échoué…
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Editorial du numéro 556 de « Royaliste » – 8 avril 1991
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