Emotion est le maître-mot du discours médiatique, qui revient sans cesse, quoi qu’il arrive. C’est le critère absolu, qui fait qu’on parle et qu’on reparle de l’évènement, qu’on le commémore à n’en plus finir. Emotion lors des obsèques de Johnny Hallyday. Emotion après la victoire électorale de l’un et la défaite de l’autre. Emotion pendant le match et après l’attentat. Emotion lors des obsèques du chef de l’Etat et pour le mariage de l’actrice. Il faut que ça pleure ou que ça rie ou que ça crie parce que ça fait de l’image.
Nous pourrions nous accommoder de la mise en scène médiatique de l’Emotion si les djihadistes, qui sont les enfants de leur siècle, n’avaient pas compris le fonctionnement de la machine. Puisque les médias carburent à l’Emotion, il faut leur fournir du carburant pour que la propagande du djihad se fasse toute seule. Nous avons dit et répété, après d’excellents analystes, que l’attentat djihadiste était coproduit par le terroriste et par le système médiatique. Le but du terroriste est de terroriser. Encore faut-il que la terreur puisse se répandre dans le monde entier pour la gloire posthume du terroriste – et ça, c’est le travail des médias. Farhad Khosrokhavar le dit excellemment : « Plus on couvrira l’acte terroriste de ce type d’individu [généralement délinquant, narcissique et désemparé], plus il sera fier de s’être vu « célébrer » en tant que héros négatif qui se glorifie d’être rejeté par la société. Et plus il sera susceptible de devenir un modèle que d’autres individus portant la haine de la société risqueront d’imiter » (1).
L’Emotion médiatique est meurtrière. Elle fait circuler la violence plus sûrement, plus massivement que les sites djihadistes. On dira que les médias exaltent aussi les émotions positives, et que l’émotion provoquée par la mort héroïque du colonel Beltrame a renvoyé le terroriste de Carcassonne et de Trèbes à son néant. Non ! Le jour de l’hommage national, l’incessant bavardage des commentateurs tuait l’émotion et il fallait couper le son du téléviseur pour se recueillir quand on n’avait pas la possibilité d’être sur le parcours du cortège ou aux Invalides. Aux obsèques des héros, il y a le silence, le rituel militaire et l’hommage de l’autorité politique. Devant le cercueil du colonel Beltrame, Emmanuel Macron s’est élevé à la hauteur de sa fonction et prononcé les paroles que la nation attendait.
C’est bien. Mais il faudrait que nous ayons un chef de l’Etat plus longtemps qu’un matin de funérailles officielles. Et il faudrait que le sacrifice du colonel Beltrame suscite plus que des paroles d’admiration, plus que des dissertations sur l’héroïsme : il faudrait la résolution d’accomplir sa tâche en toute rigueur dès lors que cette tâche a une incidence, même infime, sur la cohésion nationale. Les juges, les policiers, les soldats ont des émotions comme tout le monde mais dans leur métier ils agissent grâce aux connaissances qu’ils ont acquises, grâce à leur expérience ou à leur entraînement. De même, les journalistes des grands organes d’information ne sont pas insensibles aux tragédies dont ils rendent compte mais on n’attend pas d’eux qu’ils diffusent leurs émotions ou qu’ils mettent en spectacle des émotions : nous voulons qu’ils nous informent, ce qui impose de la distance par rapport à l’événement.
L’élite de la nation n’est pas difficile à définir. Appartient à l’élite celui qui fait son devoir d’état – qu’il soit juge, professeur, militaire, policier, médecin, agent d’un service public ou de la fonction publique générale, hospitalière, territoriale. Les grades, les rangs sont secondaires. Il y a toujours eu des élites ouvrières, paysannes, industrielles qui se vouaient à leurs tâches et qui vivaient leurs conflits sans perdre de vue l’intérêt du pays.
C’est aujourd’hui encore l’élite qui assure l’existence de la nation française mais il faut une mort héroïque pour que l’oligarchie lui rende hommage le temps d’une cérémonie. Dans l’ordinaire des jours, l’élite est méprisée, privée de moyens, sacrifiée au fil des abandons de souveraineté, des privatisations, des braderies industrielles, des envois de supplétifs sur les théâtres d’opération. Nous attendons, nous espérons, l’insurrection de l’élite. Elle aurait, elle aura, une portée révolutionnaire.
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(1) http://theconversation.com/pourquoi-le-djihadisme-est-la-pour-longtemps-en-europe-94046
Le mot « élite » me paraît ambigu. Il faut bien distinguer l’élite issue des grandes écoles et destinée à servir de cadres à la nation (Elite comme expression de l’oligarchie dominante) de l’élite en tant qu’expression d’une qualité individuelle, autonome et d’exception. Cette élite-là est peu nombreuse, souvent absente, elle inspire notre plus grand respect.
Quant à l’émotion c’est en effet une valeur marchande sûre. C’est une émotion passive qui nous submerge facilement et qui est contre-productive. Autre chose serait l’émotion MARCHANTE. A quand?
Eh oui, l’émotion, car c’est avec les sentiments (fierté, culpabilité et autres), que les gens de pouvoir (politiciens, chefs d’entreprises, religieux ou autres) manipulent les peuples; qu’on peut se faire du fric sur leur dos en les faisant pleurer dans les chaumières, que ce soit avec des drames ou des évènements joyeux (presse à sensations).