Après soixante-six années d’existence, la Constitution de la Ve République continue de démentir maintes analyses et prédictions. Pendant les onze premières années, on a dit sur tous les tons qu’elle n’était qu’un costume taillé à la mesure du général de Gaulle et qu’elle ne survivrait pas au départ de son fondateur. Et pourtant ! Nos institutions ont connu l’arrivée de la gauche aux affaires, les cohabitations et bien des crises politiques. Le fait majoritaire, que l’on croyait inhérent au régime, s’est effacé après les élections législatives de 2022 et a complètement disparu à la suite de la dissolution et des élections de juillet 2024, disjointes de l’élection présidentielle.
Sur les différentes lectures de la Constitution, les débats n’ont pas manqué. Ils vont s’amplifier en raison de la crise politique et le thème flou de la “VIe République” va revenir dans l’actualité. L’étude attentive des pages que Benjamin Morel consacre à la Constitution et à la vie politique sous la Ve République (1) s’impose à tous les protagonistes, ainsi que l’examen des propositions que l’auteur a formulées peu avant la dissolution (2) et qu’il complète au fil de ses interventions médiatiques. Faute de pouvoir faire ici l’analyse complète du chapitre décrivant “le triomphe de l’exécutif”, je voudrais relever quelques points qui me paraissent importants pour prendre la mesure de la question institutionnelle.
Le premier, qui dérange les idées reçues mais qui est familier aux constitutionnalistes, porte sur les éléments de continuité entre la IVe République et les institutions fondées en 1958. Notre Constitution a repris le processus de rationalisation du parlementarisme que les hommes de la IVe République n’avaient pu mener à bien. Ce sont ces derniers – le socialiste Guy Mollet, le centriste Pflimlin – qui ont favorisé l’inscription du fameux article 49-3 que l’on croit communément de pure inspiration gaullienne. La distinction du domaine de la loi et du domaine du règlement, qui a fait couler beaucoup d’encre en 1958, a simplement confirmé la distinction entre la loi et les décrets-lois, qui deviennent les ordonnances prévues à l’article 38. Surtout, la Ve République se définit à la suite de la IIIe et de la IVe comme un régime parlementaire – avec un solide encadrement du Parlement, un contrôle de constitutionnalité et la possibilité de référendum.
Le deuxième point porte sur le décalage, classique, entre les volontés des rédacteurs du texte constitutionnel et la pratique évolutive qui s’établit. La Constitution de 1958 a été pensée dans la perspective de gouvernements minoritaires, afin que ceux-ci aient les moyens d’exister. Les gouvernements Debré et Pompidou se sont trouvés dans cette situation, mais il y avait un large accord au Parlement sur le règlement de la question algérienne. La surprise est venue, ensuite, de la persistance sur le long terme (1962-2022) de gouvernements appuyés la plupart du temps par des majorités absolues, composés de groupes disciplinés, avec pour conséquence un abaissement de la fonction parlementaire. Ces évolutions de la pratique constitutionnelle sont à méditer par ceux qui croient que le texte établissant une VIe République à partir d’une Constituante dont nul ne peut prévoir la composition “fonctionnerait” automatiquement dans le “bon sens” démocratique tel que le définit La France insoumise.
Le troisième point porte sur une illusion rétrospective largement répandue dans les médias. La Constitution de 1958 n’a pas été écrite tranquillement par le général de Gaulle dans son bureau, après relecture du discours de Bayeux. Quand le Général revient aux affaires la France est au bord de la guerre civile et, avant le référendum de 1962 sur l’élection du président de la République au suffrage universel, le chef de l’Etat doit affronter la Semaine des Barricades d’Alger en janvier 1960, le putsch des généraux en avril 1961, la tentative insurrectionnelle de l’OAS puis l’attentat du Petit-Clamart le 22 août 1962. La réaffirmation de l’autorité de l’Etat n’est pas une question de philosophie juridique : elle se fait au cours d’une guerre de décolonisation qui menace de dégénérer en guerre civile.
Après le règlement de la question algérienne, la Constitution a développé toutes ses virtualités :
Présidence gaullienne avec des gouvernements minoritaires puis avec des gouvernements majorités qui ont la possibilité d’exister et d’accomplir leurs tâches.
Cohabitations entre une présidence et un gouvernement majorité d’orientations opposées ou de tendances différentes – n’oublions pas le conflit entre François Mitterrand et Michel Rocard après 1988.
Hyperprésidence venant étouffer la fonction gouvernementale à la suite de la réforme du quinquennat qui fait plus que jamais du président de la République le véritable chef du gouvernement et du parti majoritaire.
Esquisse actuelle d’une prépondérance de l’Assemblée nationale…
Il serait possible de se réjouir de la souplesse de la Constitution s’il s’agissait simplement de respecter un texte plusieurs fois réformé. Sans invoquer un “esprit de la Constitution” qui donne lieu à des interprétations diverses, je rappelle brièvement les manques et les dérives qui, de mon point de vue, altèrent gravement la pratique institutionnelle.
A la différence de Benjamin Morel, j’estime que le quinquennat a eu des effets désastreux à cause de la confusion des temporalités politiques qu’il établit : la présidence de la République, en charge de l’essentiel, doit s’inscrire dans un temps plus long que le gouvernement élu sur un programme conçu pour la dureté d’une législature. Cette confusion a aggravé la tendance autocratique qui conduit à noyer la fonction présidentielle dans un interventionnisme brouillon.
Le doute sur la légitimité du président de la République s’est accru lorsque le chef de l’Etat n’a plus bénéficié de la légitimité qui lui venait de l’Histoire. Il était déjà difficile au président élu pour sept ans par un camp contre un autre camp de faire valoir sa fonction arbitrale. Or cette fonction a complètement disparu lorsque l’homme élu pour cinq ans est devenu chef de majorité et chef de parti, souvent élu par rejet de son prédécesseur pour continuer à gérer une gouvernance insouveraine. La part de légitimité qui repose sur le service de l’intérêt général s’est réduite comme peau de chagrin au cours d’une période où la gouvernance s’employait à effacer le résultat du référendum de 2005 puis récusait toute idée de recours au référendum. La Ve République a dès lors accentué sa dérive oligarchique, qui semble aujourd’hui buter sur un obstacle parlementaire aux contours inconnus.
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1/ Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République, De 1789 à nos jours, Passés/Composés, 2024.
2/ Benjamin Morel, Rompre avec la monocratie, 50 propositions pour changer nos institutions, Le Bord de l’eau, 2024. Voir mon entretien avec l’auteur sur la chaîne YouTube de la Nouvelle Action royaliste : https://www.youtube.com/watch?v=om-Djwzw6ro
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