Guerre en Ukraine. Guerre à Gaza. Guerre de douze jours entre Israël et l’Iran. Offensives commerciales des Etats-Unis. Émeutes et agressions… L’intense circulation de la violence sous toutes ses formes engendre une anxiété massive dont nous percevons les effets tout autour de nous.

Ce constat, à tous égards accablant, ne trouble ni la conscience, ni le sommeil des journalistes qui partagent et diffusent les sentiments implicites des hautes sphères mondialisées. Le 21 juin, le quotidien Il Foglio affichait sa conviction sur quatre colonnes à la une : “Le désordre est omniprésent, mais les marchés nous disent que le catastrophisme n’a pas d’avenir. Des chiffres stupéfiants”. Je ne reprends pas ces chiffres, incontestables, que je résume par une information largement diffusée : la capitalisation boursière des 100 premières entreprises mondiales a presque doublé en cinq ans, pour atteindre un niveau record de 39,8 milliards de dollars au 31 mars 2024. Il Foglio souligne triomphalement que les événements tragiques qui ont eu lieu pendant cette période n’ont eu aucune incidence négative sur les opérations boursières. Tout va bien, dans le meilleur des mondes…

Comme pour souligner cette félicité, nous avons pu assister, de loin, au mariage de Jeff Bezos et de Lauren Sanchez à Venise. Le fondateur d’Amazon, dont la fortune dépasse les cent milliards de dollars, a dépensé une cinquantaine de millions pour accueillir 200 invités venus en jet privé ou sur de luxueux yachts. Un million de dollars a été distribué à diverses institutions pour tenter d’intimider les protestataires : leurs affiches proclamaient que Venise n’est pas à louer et que les sommes folles dépensées pour ce mariage prouvent que Jeff Bezos a les moyens de payer les taxes qu’il s’ingénie à éviter.

Une presse complice s’est pâmée d’admiration devant la fête vénitienne – quelques jours plus tôt elle s’extasiait devant l’opération des bombardiers furtifs américains sur l’Iran – et a ressorti à cette occasion la ritournelle sur les retombées positives pour l’économie. Parlons-en. Amazon est une entreprise de destruction massive des activités commerciales locales et  d’exploitation éhontée de la main-d’œuvre, un champion de l’évasion fiscale. Le mariage de son fondateur a attiré dans le ciel vénitien quatre-vingt-quinze jets privés au moment même où dix-neuf villes italiennes, dont Venise, étaient exposées à la canicule.

Au vu de résultats strictement financiers, Il Foglio ose proclamer que le catastrophisme n’a pas d’avenir alors que la catastrophe écologique est en cours et que, dans l’avenir, la civilisation humaine est menacée. Noces de cendres ! Fellini n’est plus là pour mettre en scène l’obscénité de cette parodie nuptiale qui se déroule sous protection policière, significativement à l’Arsenal, loin d’un peuple qui ne s’en laisse pas compter. Les seigneurs du capitalisme de plateforme sont aussi détestés que les participants des sommets internationaux – on se souvient des violentes manifestations qui avaient ponctué le G8 tenu à Gênes en juillet 2001. La sécession des élites est depuis longtemps réalisée et les manifestations de colères se sont partout amplifiées depuis un quart de siècle.   

Pendant que les noceurs se donnaient à eux-mêmes en spectacle dans leur somptueux huis-clos, la presse apportait son lot de mauvaises nouvelles illustrant les ravages du néolibéralisme : régression depuis 1991 des salaires italiens, qui rejoignent en moyenne ceux de la Roumanie ; forte augmentation (près de 10% sur un an) des faillites d’entreprise en Allemagne, croissance de la dette publique française qui atteint 106% du PIB (135% en Italie) ; sans oublier les 93 millions de personnes, soit 20% de la population, exposées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale dans l’Union européenne.

On dira que Jeff Bezos et ses invités n’y sont pour rien, que taxer les riches ne changera rien, que “les gens” ne travaillent pas assez… On dira ce qu’on voudra mais on n’empêchera pas “les gens” de penser. Puisqu’on parle beaucoup de l’Iran aujourd’hui, souvenons-nous que les somptueuses fêtes de Persépolis, en 1971, furent le rendez-vous de la haute société internationale sous le regard courroucé de très nombreux Iraniens. Huit ans plus tard, Reza Pahlavi était renversé. L’arrogance du pouvoir politique et de la caste privilégiée produit les mêmes effets que les provocations festives des potentats capitalistes. Jeff Bezos n’a pas été troublé par les manifestations des Vénitiens, mais lui et ses semblables devraient tout de même s’inquiéter. Comme les grandes douleurs, les humiliations collectives restent longtemps muettes. Elles accompagnent le sentiment d’injustice quotidiennement éprouvé et finissent par provoquer des révolutions. Le nouvel âge du capitalisme, illibéral, prédateur et outrageusement rentier, va durcir la lutte des classes et bouleverser le jeu politique. Engendrés par la violence néolibérale, les partis populistes seront débordés et défaits lorsque leurs électeurs s’apercevront que leurs discours identitaires masquent leur soumission aux puissances financières qui opèrent sur le divin Marché.

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Editorial du numéro 1304 de « Royaliste » – 30 juin 2025

 

 

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1 Commentaire

  1. RR

    Concernant l’Italie – et cela ne préoccupe sans doute pas trop Il Foglio – on pourrait ajouter la suppression pour les plus démunis de l’équivalent italien du Rsa décidé par la ravissante Giorgia Meloni idole de l’extrême droite occidentaliste. Valet du patronat comme l’est la Droite depuis toujours dans quelque pays que ce soit, on lui doit certes la diminution de l’immigration illégale mais surtout l’augmentation considérable de l’immigration légale afin de fournir aux employeurs de la main d’œuvre sous-payée.
    Les mêmes continuent par ailleurs d’encenser Trump. Faire de Gaza une nouvelle Riviera après l’avoir « vidé » de ses habitants lorsqu’ils n’ont pas été massacrés par Netanyahou, voila un futur lieu de villégiature pour les Bezos et autres milliardaires. Pour l’augmentation des salaires de leurs employés, on y pensera plus tard.