Orient-Occident : le choc de la modernité

Nov 13, 1989 | Chemins et distances

 

Sur l’ « Orient compliqué », le regard que nous portons est à la fois craintif et fasciné. Mais songeons-nous assez au choc que représente notre modernité conquérante pour des pays qui sont restés à l’écart du mouvement historique ? Telle est la question que Daryush Shayegan examine, dans un livre qui éclaire des enjeux politiques et culturels d’une pleine actualité.

Ancien professeur de philosophie comparée à l’université de Téhéran, ancien directeur du Centre iranien pour l’étude des civilisations, aussi familier des philosophies d’orient que de celles d’occident, Daryush Shayegan est particulièrement bien placé pour mesurer la distance, parfois l’abîme, qui sépare la civilisation européenne pensée et mentalités – de ce que nous appelons parfois avec beaucoup de condescendance « le reste du monde ».

De fait, lorsque nous portons notre regard sur un pays étranger à notre univers familier, notre premier réflexe est d’inscrire les événements qui l’affectent dans nos catégories, en fonction desquelles nous formerons notre jugement. Par exemple, nous avons longtemps plaqué nos distinctions politiciennes sur la situation libanaise sans voir que la guerre civile était d’une autre nature et portait sur d’autres enjeux. Plus généralement, nous avons jusqu’à une date récente interprété les convulsions du monde par rapport au projet communiste, présenté comme subversif ou libérateur, mais toujours déterminant. Maintenant, notre schéma manichéen nous porte à tout analyser en fonction de l’intégrisme et de la démocratie, et à vanter les avantages de notre modernité sans bien comprendre comment elle a pu être reçue, comprise et vécue, et pourquoi certains veulent aujourd’hui la rejeter.

LE RÉEL VOILE

Comme le montre Daryush Shayegan (1), cette modernité ne va pas de soi, ce qui ne signifie pas qu’elle soit condamnable et encore moins condamnée. Simplement, nous sommes trop familiarisés avec son histoire, ses techniques et ses valeurs pour imaginer qu’il puisse y avoir un autre regard sur le réel, une autre relation à la technique, un autre rapport au temps. Or tel est bien le cas, non seulement en Iran, non seulement en terre d’islam, mais aussi en Inde, en Chine, en Amérique latine. Pour nous faire comprendre cette différence de perception, Daryush Shayegan cite cette réflexion de Jacques Berque : « La langue arabe dont chaque mot conduit à Dieu a été conçue pour voiler le réel, non pour le saisir ». Et de commenter, selon sa propre expérience : « Ma vision du monde renvoie à une transfiguration préalable grâce à laquelle les choses baignent dans un climat magique. Le monde où vivent les objets, d’où ils tirent leurs fonctions n’a pas pour mon esprit la même épaisseur réelle que pour le regard qui le conçut et en fit l’expérience. Je vis dans un monde d’absence : ma pensée opère sur des idées qui n’ont aucune prise sur les choses. Le contenu du dedans et les formes du dehors ne correspondent plus organiquement (…) Ma tendance à « mythiser » la réalité est telle que je crois beaucoup plus aux essences immuables d’une vision substantielle qu’au processus historique de l’évolution des choses ».

SCHIZOPHRÉNIE

C’est dans ce climat magique, dans ce monde encore « enchanté » que la modernité a fait brutalement irruption. La modernité c’est-à-dire la science, qui a demandé pour apparaître que le monde soit « désenchanté », que la nature ne soit plus divinisée ; c’est-à-dire la technique qui procède d’une métaphysique singulière ; c’est-à-dire des idées (les lumières de la raison, la séparation du savoir et de la foi, l’homme compris comme sujet) qui nous sont familières mais pas aussi « évidentes » que nous le pensons. Reprenant les travaux de Michel Foucault, Daryush Shayegan montre que la modernité s’inscrit dans une configuration singulière, repose sur un « socle » de connaissances qui a permis la mise en œuvre de son processus historique. Mais d’autres socles et d’autres configurations ont continué d’exister, avec lesquels s’est produit un décalage d’autant plus patent que les idées et les objets de l’occident moderne se sont répandus dans le monde entier. Pourtant, les conquêtes de la modernité sont restées jusqu’à présent inachevées. Idéologiques et techniques, les produits importés sont effectivement consommés, mais nous nous apercevons aujourd’hui que les changements qu’ils ont entraînés ont été superficiels : ni les conceptions, ni les mentalités des sociétés traditionnelles n’ont été radicalement transformées.

Ainsi « plaquée » sur ces sociétés, la modernité a engendré des comportements schizophrènes qui expliquent les convulsions passées et actuelles. L’un a beau parler et agir comme un marxiste, et l’autre comme un technocrate, ils ont aussi une autre vie, dans un autre monde. Et s’il y a rencontre des univers séparés, et contradiction entre les deux, on trouve toujours quelque « complot » à dénoncer … Ce décalage est d’autant plus grave que, sur le plan intellectuel, les élites des pays confrontés à la culture moderne n’ont de celle-ci qu’une connaissance sommaire : les traductions partielles, souvent mauvaises, empêchent la compréhension des œuvres et leur mise en situation, et trop souvent l’accès aux savoirs se fait par des ouvrages de seconde main ou grâce à des auteurs médiocres ou désuets : on connaîtra Marx par la seule lecture de Politzer, et la sociologie de l’Islam par le vieux Gustave Le Bon ! Mutilation du regard des intellectuels, qui aboutit aux pires perversions idéologiques. Séparation du technocrate et de la société, qui n’est pas moins lourde de conséquences. Enfin, dans le cas de l’Iran, radicalisation des religieux qui « sont devenus les consommateurs les plus voraces de toutes les distorsions imaginables » : leur extrémisme délirant a intégré à la fois le discours marxiste de la lutte des classes et de l’anti-impérialisme, le passéisme de la contre-culture romantique, la mentalité technocratique qui réduit les mythes millénaires « à leur coût le plus opérationnel » et toutes les émotions religieuses refoulées par la sécularisation.

PIÈGE

Comme tout autre intégrisme, celui des religieux iraniens se présente comme retour aux vraies valeurs et comme seule alternative possible à la modernité diabolique. Or Daryush Shayegan montre de façon très pertinente que ce projet est en fait destructeur de la société traditionnelle et de la religion elle-même :

– en détruisant la monarchie iranienne, la révolution khomeiniste a créé un déséquilibre symbolique qu’elle n’a pas pu combler : « en bannissant le roi, le clergé s’est débarrassé de son autre moitié. Il s’est fragilisé et s’est offert en pâture à tous les démons de la tentation. La société traditionnelle est devenue boiteuse. A voir une solution où le prêtre se fait roi sans le devenir vraiment est la solution du pire » dont le clergé iranien subira les conséquences irrémédiables.

– l’instauration d’une République islamique nie la tâche messianique du Sauveur tel que la conçoit la religion shiite.

– en devenant une idéologie, le fondamentalisme islamique va à l’encontre de l’objectif qu’il s’était fixé: « … Ce faisant la religion tombe dans le piège de la ruse de la raison : voulant se dresser contre l’Occident elle s’occidentalise ; voulant spiritualiser le monde, elle se sécularise ; et voulant nier l’histoire elle s’y enlise entièrement » écrivait D. Shayegan dans un ouvrage antérieur (2). Piégé par la modernité, l’intégrisme absorbe abondamment ses pires productions, qui subvertissent les valeurs et engendrent un système totalitaire. Daryush Shayegan donne maints exemples de ce processus de subversion sociale et religieuse. L’idéologie officielle, sous-produit du marxisme, introduit dans le messianisme religieux un déterminisme historique qui lui est contradictoire. L’embrigadement de la société est un procédé moderne qui nie évidemment les cadres traditionnels et le simple fait de faire défiler des femmes, d’en faire des militantes armées, dit assez que le discours sur la « femme islamique » recouvre un processus de masculinisation. La répression de la sexualité conduit inévitablement à en faire une obsession, qui apparaît aussi dans le discours des mollahs, et la dictature de l’ordre moral, le lavage de cerveaux tenté dans l’enseignement, ne font qu’exciter le désir de consommation des productions modernes et développent les comportements schizophrènes.

Ainsi les enfants iraniens « apprennent le double langage à l’école buissonnière de l’hypocrisie. Leur monde s’inspire des héros de vidéoclips. Michael Jackson, Prince, Madonna ont plus de réalité tangible que le martyr des Imâms, le break-dancing leur est plus familier que les rites fastidieux des prières interminables. S’ils se plient aux exigences impérieuses du pouvoir religieux, au-dedans d’eux-mêmes, ils vivent clandestinement : c’est-à-dire décalés par rapport à lui. D’où l’émergence de toute une génération de schizophrènes encore plus névrotique que l’ancienne ». Quant au nouvel art islamique, il immerge le sacré dans une laideur qui n’a rien à envier aux productions kitsch du défunt réalisme socialiste…

Par rapport à ses ambitions, l’intégrisme religieux est un échec global dont la terreur est le signe. Tel est et tel sera le destin de tous les fondamentalismes, pas seulement islamique. Mais nous ne saurions nous satisfaire de ce constat. Il faut dès à présent songer à reconstruire sur les décombres, en établissant une relation solide et non meurtrière entre la tradition vivante et la modernité. C’est là un des enjeux majeurs du siècle à venir.

***

(1) Le Regard mutilé, Albin Michel, 1989.

(2) Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ? Presses d’aujourd’hui, 1982

Article publié dans le numéro 524 de « Royaliste » – 13 novembre 1989

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