Du 18 au 26 août 1944, Paris et sa banlieue deviennent un théâtre politico-militaire où se jouent simultanément une insurrection patriotique, un affrontement classiquement militaire et la prise du pouvoir étatique, avant que l’autorité politique incarnée par le général de Gaulle ne reçoive la consécration populaire.
Pour beaucoup, cette courte période, intensément dramatique, se résume aux images prises lors de ces journées et au film de René Clément, Paris brûle-t-il ? qui ne reflète pas toujours la vérité historique (1). La célébration annuelle de la libération de Paris permet, quant à elle, de distribuer à chacun sa part d’héroïsme en laissant dans l’ombre la dynamique de prise du pouvoir et l’affirmation rugueuse de la légitimité.
Dans le processus de légitimation du général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire, l’insurrection nationale est une nécessité. Elle ne conduit pas à la création d’un nouveau pouvoir, puisque la IIIe République n’a pas cessé d’exister, mais à un rassemblement de toutes les forces de la nation. L’Etat rétabli par la conjonction de l’insurrection populaire et de l’armée française doit mobiliser les moyens nécessaires à la victoire puis à mettre en œuvre la révolution annoncée par la Déclaration aux mouvements de Résistance de 1942 (2) qui inspire le programme du Conseil national de la Résistance. L’ordre des priorités étant énoncé, la révolution économique et sociale ne sera pas évoquée en août à Paris en raison des urgences militaires et politiques.
Dès avril 1942, le général de Gaulle affirme que “La libération nationale ne peut être séparée de l’insurrection nationale”, qui est effective et victorieuse en Corse mais tragique dans le Vercors en juillet 1944 (3). Le Gouvernement provisoire et toutes les forces de la Résistance préparent cette insurrection et les communistes, qui ont deux des leurs au gouvernement depuis le 4 avril 1944, militent pour l’action immédiate. Ce sont eux qui déclenchent l’insurrection parisienne (4). Le colonel Rol-Tanguy, chef régional des FFI, estime que la situation est mûre. La manifestation nationale du 14 juillet 1944 a été un succès (100 000 personnes défient les Allemands à Paris, la police parisienne est en grève depuis le 15 août, les ouvriers et employés cessent massivement le travail le lendemain et les jours suivants.
Alger est favorable à l’insurrection mais les représentants du Gouvernement provisoire dans la capitale plaident pour la prudence. Comme le général de Gaulle est sur les routes et ne dispose pas de moyens modernes de transmission, le délégué général, Alexandre Parodi, et le délégué militaire national, le général Jacques Chaban-Delmas, agissent et réagissent selon des informations fragmentaires, des doutes sérieux et des angoisses fondées. Nul ne sait quand les Alliés décideront leur mouvement vers Paris. On se méfie encore de Pétain, qui tente de se faire reconnaître par les Américains, et de Laval qui manœuvre avec Edouard Herriot. Les FFI sont très faiblement armées. Les intentions réelles du Parti communiste et des FTP ne sont pas claires et le risque d’une prise de contrôle de la capitale ne peut être négligé. L’insurrection risque de faire subir à Paris le sort terrible que connaît au même moment Varsovie. Alexandre Parodi et Jacques Chaban-Delmas retardent le déclenchement de l’insurrection puis décident d’y participer pour maintenir l’unité de la Résistance et tenter de la contrôler. Ils n’agissent pas en militants gaullistes confrontés aux militants communistes mais en représentants de l’Etat qui commence à se réinstaller.
Nommé par le chef du Gouvernement provisoire, Charles Luizet fait arrêter le préfet vichyste et prend ses fonctions effectives de préfet de police en s’installant à l’hôtel de la Monnaie d’où il dirige l’occupation des ministères et des bâtiments publics. Le 14 août, Alexandre Parodi est nommé commissaire de la République aux territoires libérés et il a rang de ministre pendant l’insurrection. Les FFI – donc les FTP – sont sous les ordres du général Koenig, général en chef des Forces françaises de l’Intérieur que le Gouvernement provisoire nomme gouverneur militaire de Paris le 21 août. Cependant, le CNR a placé sous son autorité le Comité d’action militaire (Comac) qu’il définit comme “l’organisme de direction et de direction des FFI”. Deux des trois dirigeants du Comac sont communistes (Pierre Villon et Maurice Kriegel-Valrimont) et le Comac est en rivalité avec le général Koenig à Londres et avec Alger.
Je ne retrace pas l’histoire de l’insurrection parisienne, des conflits (4) au sein des états-majors – qui ne contrôlent pas complètement les insurgés – et des négociations avec le général von Choltitz. Quant aux enjeux politiques, il faut observer que les insurgés s’emparent de nombreuses mairies dans les arrondissements parisiens et en banlieue, mais ce sont les représentants officiels de la République française d’Alger qui prennent les ministères, y compris Matignon. Alexandre Parodi joue un rôle décisif : à partir du 19 août, “il manœuvre admirablement entre combats et trêve pour placer les Allemands sur la défensive et se saisir des rênes du pouvoir, tout en évitant un embrasement généralisé, porteur d’incertitudes” (5). Comme les insurgés ne peuvent pas réduire les points d’appui allemands dans la capitale – le palais du Luxembourg, la caserne du Château d’Eau, place de la République, le ministère de la Marine sur la place de la Concorde, l’École militaire, les hôtels Meurice et Continental – l’arrivée des armées alliées est indispensable. Appuyée par la 4eme Division d’infanterie américaine, la Division Leclerc va obtenir en une journée la reddition allemande et assurer au chef du Gouvernement provisoire une complète maîtrise de la situation politique.
(à suivre)
***
1/ Aucun pont, aucun bâtiment n’a été miné.
3/ Cf. Juin-juillet 1944 – La “République du Vercors”, La Lettre de la Fondation de la Résistance, n° 117, juin 2024.
4/ Je m’appuie sur l’ouvrage de Jean-François Muracciole, La libération de Paris, Tallandier, 2013.
5/ Dans leurs mémoires publiées après la guerre, ces conflits ont parfois été durcis par les protagonistes en raison du climat de Guerre froide. Sur ce point comme sur tant d’autres, lire l’ouvrage indispensable de Jean-François Muracciole, Quand de Gaulle libère Paris, Juin-Août 1944, Odile Jacob, 2024.
5/ Guillaume Piketty, dans la notice qu’il consacre à Alexandre Parodi, Dictionnaire historique de la Résistance, Robert Laffont, 2006, page 497.
Vraiment passionnant.
Quand on pense à contrario aux insanités que l’on entend à longueur de journée partout et hélas notamment dans les écoles du genre « la France est coupable », « les Français se sont comportés comme des lâches », « nous n’avions pas à nous asseoir à la table des vainqueurs », « nous devons expier pour l’éternité de notre conduite sous l’Occupation », etc., etc.
Tous les Français royalistes ou non devraient lire cette série d’articles.
Je suggère d’ailleurs de les publier dans un livre ou au moins une brochure. Il faut que vous y réfléchissiez.