Utilisé aujourd’hui comme couverture d’officines d’extrême droite, le concept de bien commun doit être replacé dans l’histoire de la philosophie et dans celle de la théologie chrétienne avant d’être confronté aux différentes expressions du libéralisme et aux enjeux de notre temps.
Dans l’espace public, le bien commun est aujourd’hui récupéré par l’extrême droite, qui veut en faire, ô paradoxe, sa marque exclusive. L’opération a été montée par Pierre-Edouard Stérin, exilé fiscal et affairiste, qui a lancé voici dix ans des “Apéros du bien commun” où se retrouvent des militants du Rassemblement national, de Reconquête et des Républicains – tous réunis dans l’amour du prochain. Il y a aussi une “Nuit du bien commun” où l’on communie dans l’intégrisme religieux, l’ultralibéralisme et le nationalisme identitaire, en comptant ses espèces sonnantes et trébuchantes.
Au lieu de servir deux maîtres, Dieu et Mammon, dans des pantalonnades politico-religieuses, les jeunes gens de la nouvelle génération extrémiste feraient bien d’étudier le recueil de contributions sur le Bien commun qui vient d’être publié (1). Comme toujours, le traditionalisme est pris en défaut lorsqu’on s’intéresse à la formation d’un concept et à sa transmission, source de problématiques aujourd’hui renouvelées.
A la source, on trouve la conception aristotélicienne de l’homme, animal politique, membre d’une cité ayant pour finalité le bien vivre, qui est une vie selon la vertu. S’y ajoute l’idée romaine de res communis et la théologie augustinienne. Thomas d’Aquin reprend ces différents apports dans une conception du bien commun, finalité du Politique, qui lie la loi éternelle, la loi naturelle et les lois humaines. Il faut souligner que l’Aquinate ne donne aucun contenu concret au bien commun : c’est une visée formelle, qui ne fait l’objet d’aucun traité, ni d’aucune quaestio. Cet objectif du bonum commune assigné à tous et à chacun selon la justice et la charité semble aller de soi dans une société médiévale unanimement catholique, où le Tout semble naturellement primer sur les parties.
Rien n’est jamais fixe dans la réflexion philosophique et dans la théologie. A peine constitué, l’acquis thomiste a été contesté par le nominalisme qui réduit les idées générales aux mots qui les expriment. Dès lors, “comment penser le bien commun comme finalité de la vie politique si celui-ci a perdu son ancrage dans une structure objective de l’universel, comme le présuppose la conception analogique de la loi ?”. L’aristotélo-thomisme est ensuite combattu par les théologiens protestants, par la cité idéale de Thomas More et par Machiavel, puis résolument effacé par les théoriciens du contrat, qu’il s’agisse de Hobbes, de Locke ou de Rousseau. Pour eux, le commun n’est pas inhérent à la nature humaine, mais le résultat d’un pacte raisonné, issu d’un intérêt bien calculé.
L’auteur du Contrat social sera cependant contesté par Benjamin Constant et c’est ce dernier qui sortira vainqueur de la confrontation sur deux visions opposées du pouvoir commun puisque nous sommes aujourd’hui en régime représentatif. Mais le débat Constant-Rousseau nous rappelle que le lien entre la démocratie et le libéralisme politique n’est en rien naturel – surtout lorsque le libéralisme économique tente de réduire l’Etat au rôle de gardien de nuit afin que ses “lois” s’appliquent sans limite. Se déchaîne alors la violence du capitalisme libéral, à laquelle le Vatican s’oppose en réactivant l’idée de bien commun.
L’encyclique Rerum novarum (1891) oppose la tradition aristotélo-thomiste au libéralisme tout en défendant le droit de propriété face au socialisme. C’est selon cette conception traditionnelle et conservatrice que s’affirme une doctrine sociale de l’Eglise qui fait de plus en plus souvent référence au bien commun, réexaminé par des philosophes et des théologiens dans les années trente et quarante. Joseph Delos, un dominicain proche de Jacques Maritain, relie classiquement le bien commun spirituel et le bien commun temporel, tout en définissant ce dernier comme un état social résultant d’un équilibre entre les différents groupes sociaux. Le philosophe irlandais Philipp Pettit envisage le bien commun comme un principe qui suscite l’action commune tout en interdisant au gouvernement de plier devant les intérêts particuliers. Théologien jésuite et figure éminente de la Résistance, Gaston Fessard conçoit le bien commun selon trois catégories : la Communauté du bien, ouverte sur l’universel, le Bien de la communauté qui est objectif, concret, singulier et le Bien de la communion qui médiatise les deux premières.
Avant la Première Guerre mondiale, la doctrine sociale de l’Eglise avait été mise en échec parce qu’elle proposait un projet holistique dans une société qui avait cessé de l’être – tant elle était travaillée par l’individualisme. Après la Seconde Guerre mondiale et la reconnaissance tardive, par Pie XII, de la démocratie, le concile Vatican II a relié le bien commun au principe de destination universelle des biens selon lequel “les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité” (Gaudium et Spes). Se dessine ainsi une “voie politique de la charité” qui s’appuie sur les institutions sans faire du droit de propriété un absolu. C’est accepter l’Etat social, tel qu’il a commencé de s’édifier au début du XXe siècle sous l’impulsion d’Emile Durkheim et de ses disciples et surtout après 1945 .
Consciente de l’impossibilité d’une restauration holiste sous son égide, l’Eglise catholique voit se diffuser dans les milieux les plus divers le concept qu’elle a forgé. Fondée sur le fantasme d’une société médiévale reconfigurée par Hollywood, la récupération identitaire du bien commun est anecdotique au regard du débat sur les “communs” et de la relation problématique entre le libéralisme et la démocratie. Il est certain qu’on ne peut lester le bien commun d’un contenu intangible sans nier la délibération démocratique. Mais il est nécessaire de réfléchir à la relation entre le bien commun et l’intérêt général, cette visée spécifiquement res-publicaine inspirée par les principes de justice et de liberté. La Chose publique est faite de choses (res) mises en commun. Pour en délibérer, il faut ajouter à la démocratie représentative une démocratie sociale, participative, dont la planification française fut la remarquable esquisse.
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1/ Bien commun, Quelle efficacité politique et économique de la prescription morale ? Sous la direction de : Bernard Bourdin, Bénédicte Renaud-Boulesteix, Emilie Tardivel, Hermann, 2025.
Article publié dans le numéro 1308 de « Royaliste » – 3 octobre 2025
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