Le service de communication de C News a largement diffusé le 12 juin une citation de Laurence Ferrari : “Il faut être aveugle pour ne pas voir que quelque chose ne tourne plus rond dans notre société”.
Après le meurtre d’une surveillante par un collégien de 14 ans, le premier mouvement est de souscrire à ce propos. Réflexion faite, le diagnostic doit être reformulé : c’est notre société qui ne tourne plus rond, non pas tel ou tel élément qui serait défaillant et qu’il faudrait réparer ou remplacer. Si tel est bien le cas, C News et les autres chaînes de ce type font partie du problème que Laurence Ferrari semble aujourd’hui découvrir…
Il ne s’agit pas de reprendre ici notre critique des médias. Ce qui “ne tourne plus rond” excède par bien des aspects le champ strict de la politique et c’est un écrivain qui avait tenté de nous alerter par quelques mots qui sonnent aujourd’hui terriblement juste : “La liberté des pulsions va grandissant” (Les Testaments trahis, 1993). Depuis les Trente Glorieuses, où l’on vit se répandre les dépressions nerveuses, maints sociologues et psychanalystes ont lancé des avertissements dont il n’a pas été tenu compte – par exemple Daniel Sibony (Perversions, 1987), Dany-Robert Dufour (La Cité perverse, 2012). Dans le même temps, la droite des valeurs et la gauche morale enrobaient de discours lénifiants leur commune adhésion aux préceptes néolibéraux, qui engendraient de jolis profits personnels. Réputés ne rien comprendre, les gens recevaient des injonctions littéralement affolantes : sacrifiez-vous au nom des principes que nous nous dispensons de respecter ; croyez en nos fables démagogiques tandis que nos communicants clament qu’il n’y a d’autre vérité que le spectacle ; consommez pour faire tourner la machine, mais faites-le à crédit car nous pratiquons la contrainte salariale…
A la violence de l’économie ultra-concurrentielle et de la “monnaie unique”, source d’innombrables misères, s’est ajoutée la violence du management qui assure la promotion des pervers, assurément plus efficaces que les autres. Ajoutons la désindustrialisation, aux multiples ravages ; la crise d’autorité dans le système d’enseignement ; les carences de la politique d’intégration d’immigrés massivement importés ; la dégradation des quartiers sensibles malgré les milliards déversés ; le délitement des services publics dans un pays où le divorce s’accentue entre les métropoles et la périphérie. Et plus récemment la numérisation et les réseaux sociaux… Jamais la rentabilisation des désirs par les plateformes numériques, jamais la rentabilisation des pulsions – y compris la pulsion de mort – par des médias qui cherchent avant tout le profit, n’avaient atteint une telle intensité.
Le nœud gordien économique et financier est le produit du nœud gordien social lui-même amplifié par le blocage institutionnel . Tandis que les pulsions se libèrent, dans le passage à l’acte criminel, dans l’émeute urbaine, dans diverses sortes de transes, tandis que la détresse psychique augmente dans notre société, les prétendus responsables politiques déplorent, condamnent, promettent, menacent… et ne font rien. Trop cher ! Trop compliqué !
Il y a pourtant une méthode simple, bienfaisante et gratuite, qui s’appelle l’exemplarité. Aujourd’hui, la compétition politicienne se fait dans l’imitation de Donald Trump : propos vulgaires, insultes à telle ou telle partie de la population, annonces provocatrices, par exemple la déportation de personnes sous OQTF à Saint-Pierre-et-Miquelon, ou la suppression de l’argent liquide pour embêter les dealers… On cherche à retenir l’attention pendant quelques jours avec la complicité des médias qui amplifient la polémique selon leur habituelle stratégie de la tension.
C’est cette tendance qu’il faut inverser. Les pâles imitateurs du trumpisme ne voient pas que le président des Etats-Unis a vaincu ses adversaires en exploitant à son profit le discrédit du pouvoir politique (1). C’est la dignité du pouvoir qu’il faut rétablir, par le respect de chacun pour les fonctions qu’il exerce, au gouvernement comme dans l’opposition. Que M. Retailleau cesse de prendre le ministère de l’Intérieur pour un marchepied vers l’Elysée, après l’avoir utilisé pour prendre la présidence de son parti. Que M. Mélenchon et ses camarades cessent de soutenir les émeutiers qui pratiquent leurs exactions et leurs pillages sans songer une seconde à la révolution prolétarienne. Que M. Macron, bien sûr, cesse de nous prendre pour des imbéciles. Que les médias, en écho, congédient leurs entrepreneurs en nettoyage ethnique et renoncent à encourager les passages à l’acte sanglant par une mise en spectacle hystérique.
Le pouvoir politique a pour tâche éminente d’éviter la contagion violente – non de la provoquer en jouant avec les pulsions. Les candidats de l’opposition ont à se préparer à cette tâche, surtout lorsque leur ambition est révolutionnaire. L’esthétique de la violence est contraire à une politique de reconstruction et de transformation du pays – celle qui mobilise la réflexion de nombreux citoyens, loin des lumières déclinantes de la scène.
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1/ Cf. Christian Salmon, L’empire du discrédit, Les Liens qui Libèrent, 2024.
Editorial du numéro 1303 de « Royaliste » – 15 juin 2025
« Depuis les Trente Glorieuses, où l’on vit se répandre les dépressions nerveuses, maints sociologues et psychanalystes ont lancé des avertissements dont il n’a pas été tenu compte »
Cette appellation de Trente Glorieuses est excessive comme je ne cesse de le répéter. Certes ça « allait mieux que maintenant » pour une bonne partie des Français mais les ouvriers restaient exploités de façon éhontée (conditions de travail très dures pour des salaires de misère) et il avait fallu encore de longues années pour que les femmes acquièrent des droits civiques égaux à ceux des hommes faisant d’elles jusque là d’éternelles mineures.
Sinon, on l’oublie trop souvent mais un homme particulièrement brillant qui ne vivait pas de la politique Jean-Jacques Servan-Schreiber dans son maître livre Le défi américain (1967) avait dénoncé le pouvoir politique de l’époque coupable de ne pas anticiper tous les défis économiques et sociaux auxquels la France allait être confrontée si l’on ne prenait pas les orientations radicales qu’il préconisait (modernisation de l’industrie, adoption de l’informatique, politique managériale motivante dans les entreprises, etc.). Rien de tout cela n’a été fait. On en voit le résultat.