Trump, Bolsonaro, Salvini et autres chefs populistes ont profité du discrédit des classes dirigeantes pour parvenir au pouvoir. Au lieu de le rétablir dans sa dignité, ils ont inventé de grotesques parodies et aggravé le discrédit de la politique. Derrière ces bouffons, des algorithmes.

Lorsque Donald Trump fut élu, les réseaux de la droite radicale furent secoués d’une joie vengeresse : bien fait pour les médias, pour la gauche donneuse de leçons, pour tous les bien-pensants ! Jair Bolsonaro et Matteo Salvini firent naître tour à tour des frissons de plaisir. La vraie droite semblait enfin de retour dans le cher vieil Occident. On allait voir ce qu’on allait voir !

Ruse de la dialectique : on a vu le contraire de ce qu’on devait voir. Non pas le rétablissement de la dignité de l’homme en charge de l’Etat, mais la vulgarité des propos, le goût de l’insulte, l’irresponsabilité des décisions, le mépris des institutions et de la justice sociale et, aux Etats-Unis, une tentative de sédition orchestrée par le candidat vaincu. En somme, la dévaluation de toutes les valeurs – y compris des valeurs morales car l’étalage de la vie privée des trois personnages contredit sur bien des points les enseignements traditionnels.

Nous avons assisté à une inversion du carnaval : ce n’est plus le peuple qui destitue les autorités politiques et religieuses le temps d’une fête pour singer leurs rites et leurs pratiques avant le retour à l’ordre, ce sont les dirigeants eux-mêmes qui s’auto-caricaturent, inventent des parodies de décision et voudraient entraîner le peuple dans une sorte d’ébriété où s’anéantit le réel. Spécialiste du discours politique dont il suit de livre en livre l’inquiétante évolution, Christian Salmon nous permet de comprendre les phénomènes principalement observés aux Etats-Unis, au Brésil et en Italie et qui n’ont rien d’accidentel. Même si dans notre pays de tels personnages ne sont pas encore en piste, nous risquons d’être un jour ou l’autre exposés à la tyrannie des bouffons (1).

Si les bouffons parviennent à la tête de grands Etats, ce n’est pas pour leur dévouement au bien public – ils ne savent pas ce que c’est -, ni pour leur charisme – ils en sont dépourvus -, mais parce qu’ils sont portés par un vaste mouvement de rejet des pouvoirs établis. Vainqueurs aux élections, ils restent des tribuns toujours en campagne mais révèlent le fossé entre leur comportement et les qualités qu’on attend d’un homme d’Etat – c’est ce fossé qui crée le grotesque. Il serait logique que le nouveau venu trébuche et tombe. Le bouffon tient cependant par l’effet de sa bouffonnerie. Il en rajoute sur le discrédit qui lui a servi de tremplin, en se moquant de toutes les vérités et de toutes les autorités établies, en dénonçant sans relâche et sans la moindre nuance les médias, les intellectuels, les scientifiques. Ne plus croire en rien ni en personne, tel est le credo du bouffon qui se contredit lui-même sans vergogne.

La bouffonnerie antipolitique n’est pas une invention moderne. Des empereurs romains s’y sont adonnés, de Caligula à Héliogabale, mais c’est bien aux Etats-Unis qu’elle a pris son plein essor. Jean Baudrillard la voyait s’affirmer avec l’élection de Schwarzenegger en Californie et y voyait la preuve de la puissance américaine dans la production d’imaginaire, caractérisée par une “fuite en avant dans la mascarade démocratique” où s’affirme une “entreprise nihiliste de liquidation des valeurs et de simulation totale”. Conseiller de Richard Nixon et ami de Donald Trump, Roger Stone fut longtemps l’incarnation cynique et sardonique, trop peu connue en France, de la dégénérescence burlesque de la vie démocratique américaine.

C’est que les clowns nihilistes ne sont pas seuls en piste. Derrière eux, s’affairent les conseillers de l’ombre qui organisent “la synchronisation des fonctions carnavalesques et des machines algorithmiques”. Christian Salmon évoque le rôle joué par Gianroberto Casaleggio auprès de Beppe Grillo, fondateur du mouvement Cinq Étoiles, par Dominic Cummings qui travailla pour Boris Johnson surnommé Bojo le clown, par Brad Parscale qui porta Trump à la Maison Blanche, par Luca Morisi qui inventa un logiciel monstrueux – la Bestia – pour servir la résistible ascension de Matteo Salvini, par le propre fils de Jair Bolsonaro pour assurer la gloire de son père… Étonnante ruse du populisme qui dénonce la manipulation du peuple par les élites mais obtient ses succès par la production massive de fausses nouvelles et par la fabrication d’une mythologie de bazar. Au mépris de tout projet qui tenterait de maintenir ou de réinscrire la collectivité nationale dans le mouvement de l’histoire, les ingénieurs des nouvelles technologies numériques diffusent des mythes passéistes fondés sur des identités fictives – le bon vieux temps de la dictature militaire au Brésil, le retour de la Grande Amérique, l’âge d’or de la société industrielle…

Ces opérations de propagande provoquent l’enthousiasme des militants, la fascination des médias et la sidération des opposants politiques qui en viennent rapidement à accepter le débat selon les termes martelés par les populistes – nous avons vu cela avec Jean-Marie Le Pen qui a rendu “incontournable” le thème de l’immigration puis avec Éric Zemmour qui a repris le slogan du “Grand remplacement”.

La bouffonnerie paraît irrésistible, jusqu’au moment où elle se heurte au réel. Une pandémie par exemple… Christian Salmon cite les rodomontades des uns et des autres, rappelle leurs insondables bêtises. Boris Johnson proclame “le droit inaliénable du peuple anglais d’aller au pub”, Donald Trump préconise l’injection d’eau de Javel pour détruire le virus. Jair Bolsonaro continue d’organiser des réunions de masse et il faut une décision de justice pour lui imposer le port du masque. Ces pitreries sinistres ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes d’un bout à l’autre de la planète, sans que Trump et les autres ne cessent de plastronner.

Les magiciens de l’algorithme n’ont pas pu empêcher la défaite de Trump, de Bolsonaro et de Salvini – et Steve Banon, qui dirigea la campagne trumpiste avant de se faire éjecter de la Maison Blanche peu après la victoire, n’a pas réussi à rassembler les nationalistes identitaires européens. Ces défaites n’effacent pas les tendances de fond. Comme l’écrit Christian Salmon, “l’algorithme se substitue à l’agora, et le microciblage des électeurs à la délibération démocratique.” Nous n’en avons pas fini avec la décomposition politique.

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(1) Christian Salmon, La tyrannie des bouffons, Sur le pouvoir grotesque, Les liens qui libèrent, avril 2023.

Article publié dans le numéro 1266 de « Royaliste » – 16 novembre 2023

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1 Commentaire

  1. Michel Le Séac'h

    « La Tyrannie des bouffons » date en réalité de 2020. Hélas, Christian Salmon n’a pas pris le soin de rectifier ses erreurs initiales dans la nouvelle édition, en particulier ce passage, à propos de la pandémie de covid-19 : « ces chefs d’État que les médias qualifiaient de « populistes » se sont retournés contre leur peuple, refusant d’instaurer le confinement de la population, se gaussant des gestes barrières, gesticulant face au virus et finissant par être eux-mêmes contaminés. Ils furent les acteurs d’un carnaval macabre qui coûta la vie à des millions de gens » (p. 15). Bien des chefs d’État ayant instauré le confinement ont pareillement été contaminés. Surtout, les études ex-post concluent souvent que les inconvénients des confinements ont surpassé leurs avantages (voir par exemple, sur le site de la National Library of Medicine américaine : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC9368251/). En tout état de cause, parler de « millions de gens » victimes de l’absence de confinement est excessif : la différence de taux de mortalité par covid-19 entre les États-Unis non confinés de Donald Trump et la France confinée d’Emmanuel Macron est inférieure à 1 pour mille. Christian Salmon répète au passage que « Trump alla jusqu’à préconiser l’injection d’eau de javel pour se prémunir du covid-19″ (p. 15), idée bouffonne sans doute (et d’une bouffonnerie accentuée par la substitution d’ »eau de javel » au « disinfectant » d’origine) mais soumise à des médecins et non « préconisée » par un président qui rappelait : « I’m not a doctor ». Il se trompe aussi sur les statues de Trump nu qu’il dit élevées par ses partisans (p. 38). Bien entendu, elles étaient l’oeuvre de ses adversaires, et intitulées « The Emperor Has No Balls ». Le livre souffre de plusieurs autres erreurs qu’il aurait pourtant été facile de corriger, par exemple à propos de « la mort de George Floyd, un Américain noir étouffé par quatre policiers blancs »… parmi lesquels figuraient un Noir et un Asiatique ! Beaucoup trop d’erreurs factuelles dans un si petit livre !