Économiste, autour de plusieurs ouvrages présentés dans notre journal, Frédéric Farah a lu le rapport Draghi.
Adoptée en mars 2000, la stratégie de Lisbonne voulait faire de l’Union européenne “l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale”. Que s’est-il passé depuis ?
Frédéric Farah : A Lisbonne, l’objectif était de passer de la convergence nominale à la convergence réelle. Le premier mode de convergence avait été fixé à Maastricht et portait sur l’inflation, les taux d’intérêts, le déficit et la dette. Mais se rejoindre nominalement sur des objectifs chiffrés ne signifiait pas que les Etats convergeaient réellement. Il fallait donc, selon le vœu formulé à Lisbonne, que les Etats puissent se rapprocher en matière d’émission de CO2, de productivité, de recherche et développement, de taux d’activité, de taux d’emploi et de niveau de vie. A partir de 2010, l’Union européenne décida de s’engager dans des accords de libre-échange de nouvelle génération – avec le Canada, Singapour etc.
Pourquoi ça n’a pas marché ?
Frédéric Farah : Il y a eu la crise des subprimes en 2008 qui a débouché sur une crise des dettes souveraines contre laquelle l’Union européenne a prétendu lutter par la pire des méthodes – l’austérité. On a alors observé le contraire des objectifs de Lisbonne : tassement des investissements publics et croissance faible. Celle-ci se redressait lorsque la crise sanitaire a éclaté.
La deuxième raison de l’échec est structurelle. Nous savons très bien que le marché unique est, comme la monnaie unique, une machine à fabriquer de la divergence. Le marché unique a profité à la partie la plus dynamique du continent et aggravé le recul des autres pays. L’euro fort a été désastreux pour plusieurs pays, dont la France.
On a donc abandonné la stratégie de Lisbonne pour une nouvelle stratégie, Europe 2020, qui a été confrontée à la crise du Covid et aux effets de la guerre russo-ukrainienne. Comme le souligne le rapport Draghi, l’Union européenne a connu un net décrochage par rapport aux Etats-Unis quant au niveau de vie et à l’investissement, parce qu’on a cru que le marché résoudrait les problèmes.
Que préconise Mario Draghi ?
Frédéric Farah : Il faut d’abord remarquer que ce rapport n’a pas eu l’écho espéré, ni dans la presse française, ni au gouvernement. Ce fut la même chose pour le précédent rapport du même type, qui avait été remis par Enrico Letta.
Cela dit, le constat de Mario Draghi est relativement positif : il dit que l’Union européenne reste l’un des ensembles les plus riches au monde, que son PIB est important, que sa part dans le commerce international est significative, que les inégalités sont moindre qu’ailleurs et que sa main d’œuvre est de bonne qualité. Le rapport énumère ensuite les principaux problèmes : le sous-investissement dans l’UE entraîne un décrochage en termes de PIB, de niveau de vie, de productivité par rapport aux Etats-Unis. L’Union européenne ne parvient pas à faire face aux enjeux actuels – l’intelligence artificielle, la décarbonation, la digitalisation, l’économie circulaire – et sa productivité faiblit.
Il faut remarquer que Mario Draghi, comme tout le milieu européiste, raisonne en termes de compétitivité, un concept propre à l’entreprise qui a été plaqué sur les Etats – alors que les questions principales concernent la productivité, c’est-à-dire l’efficacité des processus de production. En termes de compétitivité, la balance commerciale de l’UE est excédentaire : il n’y aurait donc pas à se faire de souci !
A partir d’un constat ambigu, Mario Draghi propose un processus d’investissements massifs dans les secteurs décisifs. Il faudrait selon lui consacrer 800 milliards par an à l’investissement. Or les pays réputés frugaux (Allemagne, Pays-Bas…) ne veulent pas entendre parler d’endettement public et nous savons que la tendance générale est à l’austérité.
Mario Draghi propose aussi d’accélérer l’unification du marché des capitaux afin de mobiliser une épargne européenne abondante, qui passerait de l’investissement spéculatif à l’investissement productif. Or il faut voir dans cette proposition l’effet de l’aveuglement général sur le fonctionnement des marchés financiers. On sait que la libre circulation des capitaux a été érigée en liberté fondamentale le 1er juillet 1990, au même titre que la liberté de circulation des personnes, des biens et des services. Deux ans plus tard, en guise de remerciements, les marchés financiers lançaient une spéculation contre le franc, la livre britannique et la lire italienne ! Cela signifie que les financiers suivent leur propre logique.
Dans les années 90, l’épargne européenne excédentaire est partie se placer aux Etats-Unis et a financé la croissance américaine à l’époque de Bill Clinton. Dès lors, dans un marché unifié, qui nous dit que les capitaux européens voudront rester en Europe ? Rien ne les empêchera de se déplacer vers les Etats-Unis ou vers l’Asie. Par ailleurs, dans des États européens où le taux de croissance se situe autour de 1% et où la productivité est faible, pourquoi les financiers prendraient-ils des risques dans l’investissement productif alors que la spéculation leur est beaucoup plus profitable ?
Le rapport Draghi repose un pari : pour ne pas trop mobiliser les finances publiques des Etats, pour éviter un endettement qui impliquerait une mutualisation des dettes, on espère que l’épargne va d’elle-même financer l’investissement productif. Ce qui relèverait du miracle !
Somme toute, Mario Draghi est à la fois novateur et conservateur. Il redécouvre la nécessité de l’investissement, il voudrait construire une politique industrielle, mais il veut pousser encore plus loin la logique de marché – et néglige les questions sociales – en espérant qu’elle va réussir là où elle a toujours échoué.
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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1286 de « Royaliste » – 21 octobre 2024
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