Après la dissolution manquée de juin 2024, un retour aux anciennes pratiques institutionnelles semble peu probable. Mais les nouvelles configurations envisagées par Benjamin Morel sont très problématiques ou franchement inquiétantes.

Comme toute crise, celle qui frappe notre vie politique provoque des réactions contrastées. Certains à gauche préconisent une rupture radicale, en vue d’une indiscernable VIe République. D’autres attendent la prochaine élection présidentielle et le retour au cours normal des choses. Avant de proposer une réflexion sur deux nouveaux scénarios, Benjamin Morel (1) souligne la faiblesse de l’hypothèse rassurante, qui a la faveur d’une grande partie de la classe politique.

Il est en effet nécessaire de dissiper la nostalgie naissante du bon vieux temps de l’hyperprésidentialisme qui avait détraqué un mécanisme institutionnel jamais vraiment stabilisé. Ce dispositif ne reposait plus sur des partis politiques disciplinés comme on le vit lors du conflit Fillon-Copé en 2012, pendant la présidence d’un François Hollande en butte aux socialistes frondeurs – et moins encore avec les députés-amateurs de La République en marche. Après la réélection d’Emmanuel Macron en 2022, la pyramide formée par la présidence, le gouvernement et la majorité parlementaire ne tenait plus que par des colmatages en forme de détournement de procédure – on se souvient du débat sur la réforme des retraites…

La situation est devenue encore plus complexe après les élections législatives de juillet 2024. Comme sous la IVe République, il existe maintenant un groupe central peu cohérent et deux partis qui se situent aux extrémités de l’hémicycle. Or les formations centrales n’ont aucune chance de rallier La France insoumise ou le Rassemblement national. Il en résulte une grande fragilité pour les équipes gouvernementales et, à plus longue échéance, un nouveau mode de structuration qui empêcherait le retour aux bonnes vieilles alternances droite-gauche.

Il faut dès lors envisager les possibles conséquences de cette configuration tripolaire. Le premier scénario présenté par Benjamin Morel est celui de la reparlementarisation du régime. Celle-ci est possible, car la Constitution accorde de faibles pouvoirs au président de la Ve République – il n’a pas le pouvoir réglementaire ni le droit d’initiative législative du président de la IIIe et ne dispose pas de la force armée. Selon Benjamin Morel – ce point est vivement discuté – un scrutin mêlant représentativité proportionnelle et scrutin majoritaire permettrait d’élargir les majorités et d’assouplir les alliances. Il faudrait aussi réorganiser le travail parlementaire par une meilleure répartition des postes entre majorité et opposition et par un accroissement des moyens attribués aux députés.

Cette reparlementarisation impliquerait un renforcement du gouvernement, qui aurait à se libérer de l’emprise présidentielle. En droit, il suffirait de s’en tenir à la Constitution qui décrit un président arbitre, garant de l’unité et disposant de pouvoirs limités. Son élection au suffrage universel n’est pas, dans son principe, porteuse d’hyperprésidentialisme puisque le président des républiques portugaise, autrichienne et finlandaise ne sont pas jupitériens. La difficulté provient des représentations mentales de très nombreux citoyens, confortées par un bavardage médiatique qui mêle la courtisanerie et la fiction (“domaine réservé”, “ministres régaliens”) aux montages de la politique-spectacle. Il est donc impossible qu’un candidat libéral, convaincu de la nécessité d’un pouvoir neutre, gagne la bataille présidentielle, face à des adversaires qui prendront les apparences du sauveur, armé d’un programme complet – mais inopérant s’il n’y a pas de majorité parlementaire.

Il faudrait, selon notre vœu, que ce candidat à l’arbitrage soit porteur d’un capital symbolique et d’un ancrage historique qui donne sens à sa promesse… Pierre Rosanvallon avait naguère montré qu’en Europe occidentale les monarchies royales avaient permis le passage à la démocratie parlementaire. Benjamin Morel ne me suivra pas sur ce point, mais on peut soutenir que cette monarchie royale, instaurée en France dans le cadre de la Ve République, permettrait de changer la conception commune du chef de l’Etat, en apportant une solution extra-politicienne au lancinant problème de l’incarnation de l’autorité dans la République.

Cette royalisation de la présidence aurait comme invisible avantage d’éviter la dérive illibérale dont nous sommes menacés. Tel est le deuxième scénario que présente Benjamin Morel. Même privé de majorité parlementaire, un président de la République peut refuser son impuissance en exploitant les failles du texte constitutionnel : “A terme, un présidentialisme ne voulant pas mourir pourrait progressivement se transformer en présidentialisme illibéral”.

L’origine de cette possible dérive n’est pas à rechercher dans la pratique gaullienne, en raison de la légitimité personnelle du Général et du lien spécifique entre le pouvoir et le peuple qui en résultait. Le président d’un système oligarchique habitué à gouverner contre le peuple peut utiliser des procédés paralysants en tordant le texte constitutionnel. Il peut s’abstenir de nommer un nouveau gouvernement, afin de maintenir une équipe démissionnaire qui, à force de traiter les “affaires courantes” sur une longue période, en viendrait à s’attribuer de vastes prérogatives. Il pourrait même prendre des ordonnances pour faire passer le budget, sous prétexte de payer les fonctionnaires. Plus inquiétant : le président de la République peut s’attribuer les pleins pouvoirs selon l’article 16 sans que cette décision puisse être contestée ou annulée par quelque autorité que ce soit. C’est en effet le Président qui est le gardien de la Constitution, et le Conseil constitutionnel ne peut rendre qu’un avis non contraignant si la durée des pouvoirs exceptionnels est excessive.

En quelques pages, qu’il faudra relire soigneusement avant la prochaine élection présidentielle, Benjamin Morel souligne la faiblesse des garde-fous face à une dérive illibérale. C’est inciter le législateur à combler les failles repérées et à préciser des dispositions qui faisaient naguère consensus – sans qu’un changement de Constitution soit pour autant nécessaire. En ce domaine comme en tant d’autres, nous savons, hélas, que l’inertie règne et gouverne en même temps.

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1/ Benjamin Morel, Le nouveau régime, ou l’impossible parlementarisme, Passés/Composés, janvier 2025. Du même auteur : Rompre avec la monocratie présidentielle, Comment réformer nos institutions, Le Bord de l’eau/Le temps des ruptures, 2024.

Article publié dans le numéro 1297 de « Royaliste » – 23 mars 2025

 

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