Quelques jours à Tirana

Oct 18, 2003 | Chemins et distances | 1 commentaire

Du 29 septembre au 7 octobre, notre directeur politique a effectué un voyage d’étude dans les Balkans, de Belgrade à Banja Luka (Bosnie-Herzégovine), puis en Albanie. A Tirana, il a retrouvé Régine Judicis, membre du comité directeur de la NAR, qui y avait préparé leurs rencontres avec Sa Majesté le roi Leka, des dirigeants du parti royaliste et des personnalités albanaises et françaises. Tiré du carnet de route de Bertrand Renouvin, l’article qu’on va lire est tout entier consacré à la situation albanaise.

 

Tirana, 2 octobre. D’abord, dans la nuit noire, on croit que c’est comme autrefois. On descend du bimoteur directement de la piste comme Tintin dans le Sceptre d’Ottokar (à cette différence près que le béton a remplacé l’herbe) et le bâtiment de l’aéroport a gardé sa taille modeste.

Venue me chercher dans une Mercedes rouge conduite par un homme souriant, Régine Judicis me prévient que je vais être surpris. Je savais déjà qu’une autoroute avait remplacé la route sur laquelle les Albanais de 1992, qui venait de découvrir la propriété privée de l’automobile (mais ni le permis de conduire, ni le code de la route) se garaient n’importe comment. Mais les usines rouillées ont été remplacés par les locaux illuminés d’entreprises industrielles et commerciales de conception récente et par les grandes maisons que la nouvelle bourgeoisie balkanique aime à se faire construire.

Nous roulons ainsi, dans la nuit claire de la banlieue d’une grande ville moderne, puis dans le centre de Tirana que j’ai peine à reconnaître : cafés, magasins aux vitrines bien éclairées, hôtels neufs, parfois luxueux, circulation dense de Mercedes et de quelques Audi de tous âges et de toutes provenances. Certaines portent des plaques de nationalité suisses ou allemandes que les importateurs, pas nécessairement accrédités, ont négligé d’enlever. On dit que le ministre des Affaires étrangères albanais s’est aperçu lors d’un contrôle en Grèce qu’il circulait à bord d’un véhicule volé ! D’autres conducteurs doivent avoir une idée plus précise de la provenance de leur voiture…

Le lendemain et les jours suivants, de longues marches dans la capitale confirment la première impression nocturne : Tirana a changé, dans sa réalité et plus encore dans son apparence. Les bâtiments administratifs d’avant-guerre demeurent, ceux de la période communiste aussi (avec une grande fresque réaliste-socialiste au fronton du palais de la culture et une grande photo de mère Térésa domine l’entrée du musée d’histoire), le vieil hôtel Dajti, le palace de l’ancien régime, est toujours là, mais les nouveaux commerces ont transformé les grandes avenues – autrefois sinistres.

Le maire socialiste de la ville, artiste consacré, a eu l’heure idée de faire peindre sur les façades des immeubles de grands carrés de couleurs vives.Notes pimpantes qui réjouissent l’œil des Albanais de toutes tendances. Même à une semaine des élections municipales, les opposants de la droite conservatrice et les royalistes (comme le roi lui-même) reconnaissent volontiers que Edi Rama a eu le grand mérite de détruire les constructions illégales et de rétablir un semblant d’ordre dans la ville joliment coloriée.

Hélas, nous demeurons tout de même dans le semblant. Sur les grandes avenues, des générateurs bruyants assurent la climatisation des magasins et des cafés car il y a encore des coupures de courant. Derrière les immeubles ravalés, on retrouve les façades dégradées des immeubles de l’époque stalinienne et de petites maisons turques qui paraissent sur le point de s’écrouler. Les trottoirs feraient plaisir à un disciple d’Alain Madelin puisqu’ils sont partiellement privatisés : devant les magasins chics, on marche sur de la moquette synthétique vert gazon et sur toutes sortes de dallages élégants. Mais la partie publique, parsemée de trous profonds, est composée de bouts de revêtements. Près de la gare ferroviaire, où rouillent de vieux wagons, les produits vendus à même le sol ou dans de petites échoppes rappellent que la population albanaise vit en général dans la pauvreté.

Faut-il privilégier les couleurs et les lumières de la ville tirée de la grisaille hodjdiste ou les misères de ce grand village Potemkine ? Un couple d’amis albanais qui a vécu toutes les périodes de l’après-guerre nous donne le mot qui nous permet de rassembler et d’intégrer les violentes contradictions que nous venons de relever : dynamisme.

Les grandes villes albanaises (la capitale, le port de Durrës) sont habitées par un peuple travailleur et inventif qui s’étonne encore d’avoir échappé au chaos dans lequel le pays avait sombré en 1997, lors de l’effondrement des pyramides de crédits. D’innombrables citoyens dépouillés de toutes leurs économies et parfois de tous leurs biens, un pays livré aux bandes armées, une population qui avait perdu toute confiance, de nombreux Albanais qui émigraient par désespoir : c’était il y a six ans seulement et la prospérité esquissée dans le calme retrouvé est considérée comme une victoire prometteuse. Mais nul n’ignore que l’Albanie est encore fragile et que beaucoup survivent grâce à leurs enfants ou par les réseaux de l’économie parallèle.

Certes, un adepte de la transparence n’y retrouverait pas son concept. Les investissements dans la pierre, le commerce et l’industrie proviennent des émigrés mais aussi du crime organisé et des divers trafics qui ont marqué l’époque Berisha (premier président de la République, à droite) et qui continuent sous le règne socialiste. Fatos Nano, l’actuel Premier ministre, est un homme brillant, séduisant, cultivé, francophone et qui était déjà, lorsque je l’avais rencontré en 1993, à la droite de Michel Rocard. Il ne paraît pas avoir changé et, comme en France, les équipes de MM. Berisha et Nano constituent une oligarchie au sein de laquelle se joue l’alternance et qui se répartissent, non sans brutalité, les profits du pouvoir. Par dessus le marché, pour ainsi dire, il y a l’ambassadeur des Etats-Unis qui n’hésite pas à indiquer nettement ses choix dans ses interventions publiques. Beaucoup d’Albanais, qui croient que le pays de George W. Bush est encore L’Amérique écoutent avec respect le grand parrain. Ils seront déçus : aux dernières nouvelles, les Etats-Unis se rapprocheraient de Belgrade…

L’entrée dans l’Union européenne est l’autre rêve des Albanais, qui aspirent comme tous les peuples des Balkans, à la libre circulation sur le continent. Pour le moment, un système de visas, de contrôles et de surveillance exercée à la manière soviétique les maintient enfermés dans leur pays, sous la tutelle de « grands frères » ouest européens et américains qui sont venus leur apprendre la démocratie et l’économie de marché. Beaucoup d’Albanais ne sont pas dupes, comme cette amie observant avec amertume que « les occidentaux nous imposent des normes qu’ils ne respectent pas ».

La modernisation qui nous est décrite (elle se fait sous forte influence grecque) et que nous observons a-t-elle fait disparaître les traditions albanaises ? Que José Bové se rassure : après l’effondrement du communisme la coutume albanaise est à nouveau respectée. Elle s’est même durcie. Le cycle de la vengeance a repris, mais l’application du code d’honneur de la vendetta mécontente les puristes : on achève sans délai les blessés, on tue aussi les femmes et les enfants. Dans les montagnes du nord plus de deux mille enfants ne vont plus à l’école et vivent terrés chez eux avec en tête l’obsession de la vengeance et de la mort.

Une bonne, une très bonne nouvelle vient compenser ce sinistre retour au passé : l’islam balkanique a résorbé les pratiques « intégristes » qui m’inquiétaient voici dix ans, au vu des nombreuses jeunes femmes en tchador qui circulaient dans la capitale et de l’argent saoudien qui s’y déversait. Tous nos amis nous ont confirmé ce point qui s’illustre par une image significative : dans la matinée du dimanche 5 octobre, une noce arrive devant la mosquée de la place Skenderberg ; la mariée est revêtue d’une robe occidentale blanche à bustier qui donne à admirer ses épaules et ses bras nus… Ai-je besoin de dire qu’elle n’a pas plus de voile sur le bout du nez que sa demoiselle d’honneur, elle aussi visage et bras nus, mais en robe noire ?

Notre visite au roi Léka, à la veille de notre départ, est pour moi la confirmation heureuse de plusieurs erreurs d’appréciation. J’avais cru, même après la chute du mur de Berlin que l’Albanie mettrait encore des décennies à se libérer du communisme. Je pensais, lors de mes missions à Tirana en 1992 et 1993, que le souvenir de la monarchie avait été détruit et que le fils du roi Zog serait condamné à un interminable exil.

Or voici le roi légitime, désigné comme successeur par son père en vertu des pouvoirs législatifs et exécutifs qui lui avaient été conférés par le parlement albanais, dans son pays, habitant une maison située à quelques kilomètres de Tirana et bénéficiant d’un statut officiel ! C’est la reconnaissance d’une fonction symbolique que le roi exerce de très simple manière : lui seul, nous dit-il, pouvait sortir de Tirana pendant la période des grands troubles et il a parcouru l’ensemble du pays pour y rencontrer ses concitoyens et parler avec eux, sans protocole, dans les villes et les villages. Beaucoup de vieilles fidélités se sont immédiatement ranimées et les jeunes gens ont demandé à leurs parents de quoi il retournait. Du coup, des pères souvent méprisés par leurs enfants ont retrouvé de l’autorité en reliant le passé méconnu au présent et en évoquant un règne très bref (treize ans) mais qui a incontestablement représenté la période la plus heureuse de l’Albanie moderne : l’indépendance nationale, la représentation démocratique et l’abolition par le roi de la vendetta au profit de la légalité, applicable par la justice à tout crime commis sur le territoire.

Face au retour tragique de la coutume, le roi Léka voudrait agir comme son père mais il lui faudrait pour cela disposer de l’autorité politique.

Est-ce possible ? J’ai envie de dire que c’est invraisemblable à court terme, afin d’être une nouvelle fois démenti. Mais plutôt que de livrer des pronostics, je donnerai pour conclure trois éléments de réflexion : le parti (royaliste) de la Légalité dispose de cinq députés ; ce jeune parti, dont nous avons parlé toute une soirée avec deux de ses dirigeants, Suleiman Gjanoj et Blerim Kamberi a présenté plus de trois cents candidats aux élections municipales ; le fils du roi Léka, âgé de 21 ans, est apprécié par la population et l’avenir de la dynastie est assuré…

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Article publié dans le numéro 824 de « Royaliste » – 2003

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1 Commentaire

  1. Alain

    Bonjour Bertrand,

    Je viens d’arriver à Tirana pour une semaine, 10 ans après que vous ayez rédigé ce texte. J’aimerais vous remercier pour cette petite leçon d’histoire qui m’a fait comprendre bon nombre de chose, et qui me fera voir et regarder cette ville d’un autre oeil.

    Bien à vous
    Alain, un Suisse