Ran Halévi : Louis XVI politique

Mar 10, 1997 | Entretien

 

 

Directeur de recherches au CNRS, Ran Halévi a récemment publié, avec François Furet, une analyse de la Constitution de 1791 qui éclaire magistralement les enjeux de la Révolution. Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder. Ran Halévi expose les recherches qu’il mène sur la royauté au XVIIIe siècle, et se penche sur les conceptions et sur la politique de Louis XVI, roi méconnu placé dans une situation paradoxale qui permet de mieux comprendre l’événement révolutionnaire.

Royaliste : Quel est l’objet de votre recherche ?

Ran Halévi : J’étudie le destin de la royauté au XVIIIe siècle, plus précisément j’envisage le XVIIIe siècle du point de vue de ses futurs naufragés, tous ceux qui continuent à défendre tant bien que mal, souvent avec des accents différents, voire incompatibles, les principes de la monarchie absolue. Cette interrogation recouvre, en gros, la période qui va de la mort de Louis XIV à l’instauration de la République, même si certains thèmes – par exemple la « désacralisation » de la royauté – m’ont amené à remonter plus loin dans le temps.

Royaliste : Louis XVI a-t-il une vision politique ?

Ran Halévi : Je le crois. Je crois même qu’elle n’a guère varié, du moins jusqu’en 1787. Elle n’est pas toujours facile à reconstituer, notamment en raison de la nature des sources dont nous disposons. Il faut dire également que la littérature à ce sujet, qui est considérable, n’est pas toujours d’un grand secours : elle est souvent trop apologétique ou trop hostile. Et même quand elle se veut objective, elle tend à apprécier la politique royale et les enjeux du règne d’après l’image personnelle du monarque ; elle prête une importance, que je trouve abusive, aux témoignages satiriques, pornographiques, orduriers qui circulent à son propos.

En fait, les historiens ne s’accordent, encore aujourd’hui, ni sur la personne de Louis XVI, ni sur ses idées, sur ses visées, sur ses décisions politiques. Prenez cette représentation caricaturale du gros roi serrurier, plus intéressé par la bonne chère que par le métier de roi, sans charme, sans convictions fortes, sans vision politique précise, indécis, inconstant, paresseux, mal avisé, vertueux (encore un blâme…), bref mal préparé pour régner…

Royaliste : Que peut-on dire d’assuré en ce qui concerne Louis XVI ?

Ran Halévi : D’abord, qu’il a reçu une excellente éducation politique. Il a été formé sous l’égide de La Vauguyon et de Jacob-Nicolas Moreau, le défenseur le plus en vue, le plus « autorisé » dirais-je, de la monarchie absolue au XVIIIe siècle. Il a lu et médité, comme son père le Dauphin, L’Esprit des lois, dont il a tiré une sorte de « bréviaire » du meilleur gouvernement, lecture qui éclaire rétrospectivement nombre de ses décisions ultérieures. Dauphin, il a suivi auprès de Louis XV les grandes affaires du règne, notamment la suppression des parlements par le chancelier Maupeou et leur remplacement par un nouvel appareil judiciaire. Devenu roi, il fait preuve d’une bonne compétence en matière économique et financière. C’est un roi travailleur, qui suit de près l’élaboration des projets de réforme, très au fait des activités du gouvernement, qu’il commente d’une plume sèche, lapidaire, parfois inspirée. Mais c’est aussi un homme timide, peu liant et apparemment peu sensible à l’immense charge symbolique de la dignité du Trône.

Royaliste : Pourquoi ces vérités ne sont-elles pas reconnues ?

Ran Halévi : Pour une raison générale, d’abord : l’histoire se montre rarement indulgente pour les vaincus. Ensuite, parce que la proscription de l’« Ancien Régime » par l’idéologie révolutionnaire – et, plus tard, par l’historiographie républicaine – s’accommodait trop bien de cette image du « roi falot » (comme de celle du « roi ladre » collée à Louis XV) pour chercher à y redire. Même à droite, d’ailleurs, on pleurait plus volontiers l’infortune du roi qu’on consentait à lui reconnaître des qualités politiques. Enfin, parce que Louis XVI, à la différence par exemple de Louis XIV (notamment dans ses célèbres Mémoires) n’a jamais réfléchi à haute voix sur son métier de roi ; et les notes tirées de l’enseignement de Moreau et de La Vauguyon ne suffisent pas à nous éclairer là-dessus.

Cette impression d’évanescence tient aussi à la nature des sources dont nous disposons : il est très difficile de saisir le rôle exact de Louis XVI dans les grandes décisions du règne, de savoir avec certitude ce qui le fait adhérer à telle réforme ou ce qui le conduit à l’abandonner. Beaucoup d’historiens ont résolu le problème en déclarant le roi irrésolu. Je crois pourtant que ladite irrésolution est loin de tout expliquer. Ce qui peut expliquer davantage la conduite apparemment inconstante de Louis XVI, c’est la propension de ses ministres les plus hardis – Turgot, Necker – d’inscrire leurs projets de réforme dans une visée politique plus générale qui, elle, est incompatible avec les idées politiques de Louis XVI : voilà pourquoi il soutient sans réserve leurs réformes ; voilà aussi pourquoi il finira, dans un cas comme dans l’autre, par les congédier.

Royaliste : Que pensez-vous de l’influence politique de Marie-Antoinette ?

Ran Halévi : Là encore, il faut éviter les jugements sommaires. Marie-Antoinette a, très tôt, essayé d’exercer une influence politique sur le roi ou par son intermédiaire ; mais elle n’a guère réussi avant 1787, c’est-à-dire avant l’échec et le départ de Calonne. A partir de là, les interventions de la reine deviennent en effet plus fréquentes, plus directes et plus efficaces. Cela dit, l’image gâtée de Marie-Antoinette est indépendante pour ainsi dire de la question de son influence politique. Ce qui me paraît plus dramatique encore, au plan politique, ce sont les profonds dissentiments ministériels qui dominent ce règne de bout en bout. Il ne s’agit pas là de conflits « ordinaires », inhérents au développement de la monarchie administrative, mais de disputes autrement funestes qui opposent les ministres au sein du Conseil comme devant l’opinion – sur la nature même de la « Constitution du royaume ».

Royaliste : Comment expliquer la contradiction entre les idées du roi et sa politique ?

Ran Halévi : Comme je l’ai dit, Louis XVI possède très tôt, très jeune, une vision politique cohérente, une perception claire de son métier de roi et de l’esprit des institutions. Mais cette cohérence s’accompagne chez lui d’une certaine inconstance, due pour une part à son inexpérience des hommes et des choses, à la pression des circonstances, à l’esprit du temps, aux tiraillements au sein de son entourage…

Royaliste : Pourriez-vous nous donner un exemple de ces tiraillements ?

Ran Halévi : Prenons le sacre de Louis XVI, qui a été un enjeu politique pour tout le monde – le roi, ses ministres, le clergé, le peuple. Cette cérémonie a offert au roi l’occasion unique de mettre librement en scène et en image la légitimité royale. Louis XVI a d’ailleurs suivi de près les préparatifs du sacre, qui ont été discutés, « négociés » dans le moindre détail. Apparaît alors un courant conservateur qui veut mettre en relief le caractère absolu et sacral de la royauté ; le clergé y voit aussi l’occasion de réaffirmer solennellement la fameuse « union des deux puissances » ( la monarchie et l’Eglise), l’investiture divine du monarque et l’élection particulière de la France comme «  fille aînée de l’Égli.se ». Et puis il y a les autres, comme Turgot, principal ministre du roi, qui trouve la cérémonie trop onéreuse et propose, pour en réduire le coût, de la célébrer à Paris plutôt qu’à Reims : il y aura plus de monde, explique-t-il à Louis XVI, on consommera davantage et le roi se rendra plus populaire… Bref, Turgot réduit le moment le plus hautement symbolique du règne à une vulgaire question de budget. Louis XVI décidera de main tenir la tradition et de renforcer même les traits les plus « absolutiste » de la cérémonie. L’opinion bien-pensante ne manquera pas de regimber, mais pas le peuple, ni la foule présente à Reims.

Royaliste : Comment l’interprétez-vous ?

Ran Halévi : En fait, le roi a choisi la tradition contre les « impératifs de la raison » et le peuple contre l’« opinion publique ». Sage décision : le sacre a été une des cérémonies les plus belles et les plus émouvantes de l’Ancien Régime. Pour en mesurer l’impact, ce n’est pas dans la prose de Condorcet ou dans la presse janséniste qu’il faut le chercher, mais auprès de ses vrais destinataires : le peuple.

Royaliste : Venons-en au rétablissement des parlements…

Ran Halévi : Au moment où Maupeou destitue les parlements, fin 1770, Louis XVI a seize ans. Il semble soutenir les actes du ministre. Pourtant, devenu roi quatre ans plus tard, il décide, sur les instances de Maurepas, de rétablir les parlements. Le coup de Maupeou a mis en valeur le caractère absolu de l’autorité royale ; la décision de Louis XVI souligne au contraire son caractère modéré. Mais encore ? Je crois que même s’il a cru un moment, sous la pression des circonstances, à la nécessité politique de réduire les parlements rebelles, Louis XVI n’en considérait pas moins leur suppression comme un acte illégal, subversif même de l’« ordre fondamental » dont le roi devait être le garant. Dans cette logique, il ne fait en 1774 que restaurer la « Constitution monarchique » dont il a appris les principes chez Montesquieu et à laquelle il restera attaché au moins jusqu’en 1787.

Royaliste : Vous semblez considérer l’année 1787 comme un vrai tournant du règne.

Ran Halévi : En effet. L’échec de la réforme de Calonne, à laquelle il a attaché une importance capitale, marque la fin, pour ainsi dire, de l’activisme politique de Louis XVI. Après 1787, le roi, résigné, tombe dans une sorte de léthargie, et c’est à partir de là que ses actes perdent toute espèce de cohérence ; il ne fait désormais que réagir aux événements.

Royaliste : Quels sont pour vous, avant 1787, les éléments de cette cohérence ?

Ran Halévi : Louis XVI se considère – encore et toujours – comme un monarque absolu de droit divin. Absolu mais aussi, je l’ai dit, modéré par les lois, les institutions, l’esprit de justice et de conseil. Mais ce monarque absolu veut incarner un ordre social bien différent de la « société aristocratique ». S’il demeure attaché à la noblesse comme à une réalité sociale, Louis XVI me paraît beaucoup plus hostile que ses prédécesseurs aux privilèges et aux exemptions. Mais cette hostilité ne le rapproche pas pour autant des Lumières, qu’il connaît mal et dont il se méfie. Il est de même très sensible au bien être de son peuple, tout en sachant qu’il ne pourra faire des réformes sans passer par l’opinion publique. Au fond, son vrai malheur c’est qu’il ne trouve plus dans le paysage politique de son temps un courant d’idées, un milieu social ou un « lobby » politique qui puissent s’identifier à ses projets de réforme : le dernier roi de l’Ancien Régime, plus encore que ses prédécesseurs, a été, au sens fort, un roi solitaire.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 682 de « Royaliste » – 10 mars 1997.

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