Révolutions en terre d’islam

Fév 6, 2012 | Entretien

 

Directeur de recherches au CNRS, Pierre-Jean Luizard effectue ses travaux au sein du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL). Il s’est exprimé dans nos colonnes sur la question irakienne (1) et nous avait présenté en 2008 son ouvrage sur « les Laïcités autoritaires en terres d’islam » (2) . Pour avoir dirigé une vaste recherche sur les sociétés civiles dans le monde musulman (3), Pierre-Jean Luizard est tout particulièrement qualifié pour nous éclairer sur les révoltes et les révolutions qui secouent actuellement nombre de pays.

Royaliste : L’ouvrage que vous avez dirigé avec Anna Bozzo vient-il trop tard ?

Pierre-Jean Luizard : À l’exception de l’introduction, tous les textes de cet ouvrage ont été écrits avant les événements qui se sont déroulés dans plusieurs sociétés musulmanes. Malgré leur pessimisme, ils demeurent cependant valables. Les auteurs de ces contributions sont également des acteurs sociaux dans les pays arabes, en Iran, en Turquie : tous font un constat désabusé sur l’utilisation du concept de société civile qui regroupe les gens qui sont au pouvoir, les opposants politiques, les ONG… Les ONG chargées d’appliquer les plans d’ajustements structurels du FMI entrent, elles aussi, dans cette catégorie !

Royaliste : Tout de même, plusieurs chercheurs avaient attiré l’attention sur la force des mouvements sociaux…

Pierre-Jean Luizard : Oui. Certains chercheurs avaient bien analysé les ressorts des régimes autoritaires, en Irak, en Algérie, en Tunisie, en Égypte et ils avaient souligné l’importance des mouvements sociaux depuis les années quatre-vingt. Ces mouvements montraient la formation d’une société civile s’exprimant en dehors de toute structure ou à travers des syndicats et des associations. Elle faisait aussi parler d’elle par des émeutes – il y a eu des émeutes de la faim en Algérie en 1988, la révolte à Bahreïn en 1990, les émeutes du pain en Jordanie en 1996, l’insurrection en 2008 du bassin minier de Gafsa en Tunisie. Il faut enfin citer le mouvement Kefâya (ça suffit !) de 2004-2005 en Égypte qui avait rassemblé toutes les forces politiques du pays : nationalistes, islamistes, libéraux s’étaient unis contre la misère sociale et leur mouvement avait été violemment réprimé. Il y avait là des avertissements importants, mais le temps passait et beaucoup perdaient espoir.

Nous avons donc tous été surpris par le déclenchement des événements – par le moment et surtout par leur forme. Dans le livre, nous avions développé des analyses sur la société civile organisée – les associations, les ONG – que ce soit de façon indépendante ou non de l’État. Or, nous avons assisté à des événements sans précédent : pour la première fois, des régimes autoritaires ont été mis à bas par des sociétés civiles sans l’action de partis, sans chefs de file, sans visages – ce qui est tout à fait frappant par sa nouveauté dans le monde arabe. De plus, cette absence d’organisation n’a pas provoqué le chaos : les mouvements se sont unifiés sur des mots d’ordre pour la liberté, contre le népotisme, la corruption. Il y a eu prise de contrôle d’un espace public : ainsi la place Tahrir où l’on a vu les jeunes, les vieux, les riches et les pauvres, les chrétiens, les musulmans et des manifestants de toutes opinions se réunir pour crier Dégage !

C’est par la suite qu’on a vu que les mots d’ordre n’avaient pas le même sens pour tout le monde : on réclame la liberté tout court… ou la liberté d’appliquer la Charia.

Royaliste : On a beaucoup insisté sur le rôle des réseaux sociaux…

Pierre-Jean Luizard : Facebook et Twitter ont joué un rôle de catalyseur. Mais le rôle des réseaux sociaux continue d’être discuté : on sait que les dirigeants de Facebook et de Twitter ont formé aux Etats-Unis beaucoup d’internautes arabes, égyptiens notamment, au maniement de ces outils qui ont permis de lancer les mots d’ordre et de désigner les lieux de rassemblement.

Parmi les causes de la surprise des chercheurs, il y a le fossé culturel entre les générations : pour un chercheur d’âge moyen, il est difficile de se mettre dans la peau d’un jeune qui vit dans un monde globalisé, dans lequel les frontières continuent d’exister, mais n’ont plus les mêmes contours : par exemple, les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans la montée des revendications féminines, notamment celles d’Arabie saoudite dont les femmes sont en liaison avec les femmes d’autres pays grâce aux nouveaux moyens de communication.

Il est frappant de constater que les mouvements se sont déroulés à l’intérieur des États : il n’y a pas eu de grandes envolées panarabes, pas de slogans anti-israéliens, pas de slogans islamistes. Les manifestants parlaient de leur propre pays et brandissaient le drapeau national en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn… Cela n’a pas empêché les effets domino : ils n’ont pas été causés par une idéologie transnationale, mais par le sentiment de solidarité culturelle entre les pays arabes avec référence à la Tunisie. Pendant la révolution égyptienne, les Frères musulmans avaient troqué leur slogan « L’islam est la solution » par « La Tunisie est la solution ».

Le mouvement a semblé sauter les étapes : on est passé de la lutte contre un régime autoritaire à des revendications sur la démocratie participative telles qu’on les trouve dans le mouvement européen des Indignés. En Égypte, on voit que la société ne s’exprime pas seulement à travers les partis, mais aussi par des réseaux comme on l’a vu encore lors des récentes manifestations sur la place Tahrir. En Tunisie, le parti majoritaire est celui des abstentionnistes – on ne le dit pas assez – parce que les partis politiques ne semblent pas capables de représenter la société de manière satisfaisante.

Royaliste : Le concept de société civile est-il pertinent ?

Pierre-Jean Luizard : Dans le livre, nous définissions classiquement la société civile et nous constations qu’à partir de la fin des années 70, tout le monde se réclame de la société civile : c’est un mot magique, et même les régimes autoritaires s’en réclament sous la pression des grandes puissances, conformément au discours du Consensus de Washington : les programmes d’ajustement structurel du FMI devaient être accompagnés de mesures de libéralisation économique et politique qui devaient permettre, grâce à l’émergence d’une société civile, la démocratisation.

Les dirigeants de l’Algérie, de l’Égypte, de la Syrie ont engagé des programmes de libéralisme économique qui ont profité à une nouvelle bourgeoisie liée au régime, souvent par des liens familiaux. Le pendant idéologique, c’est qu’on a entendu des discours favorables à la société civile, aux ONG : sous l’égide de l’État, ce qui est paradoxal, une certaine société civile locale put ainsi se faire l’agent des grands organismes financiers internationaux ! Les régimes autoritaires ont créé leurs propres organisations de défense des droits de l’homme, alors que les militants des droits de l’homme étaient en prison.

De leur côté, les islamistes mettaient en avant l’intégration à l’islam de tout le discours sur la société civile : l’AKP de Turquie s’est appuyé sur les confréries pour constituer une société civile musulmane face au pouvoir politique kémaliste et à la société laïque. En Tunisie et en Égypte, on a vu naître dans les années 80 des clones de l’AKP qui ont mis en avant les principes de justice et de développement. Cela explique que, pendant les révolutions de 2011, tout le monde était d’accord sur le mot d’ordre de liberté. C’est donc une autre société civile qui a renversé les régimes autoritaires arabes. Mais le propre d’une société civile, c’est qu’elle ne peut pas assumer le pouvoir, car elle représente des intérêts particuliers, forcément divergents.

Royaliste : Comment analysez-vous les transitions politiques qui se déroulent actuellement en Tunisie et en Égypte ?

Pierre-Jean Luizard : Toutes les questions sont posées à l’occasion de la rédaction des Constitutions : place de l’islam, égalité entre hommes et femmes, place des athées dans la vie politique, existence du mariage civil, question de l’héritage et de l’adoption, liberté religieuse.

Les associations ne pouvant assumer le pouvoir politique, on n’a rien trouvé de mieux que les partis. Il y a une inflation de partis, qui a joué beaucoup dans l’abstention électorale car les responsables de ces partis n’étaient pas connus. En Tunisie, on n’a guère confiance dans la vie partisane et le recours à la manifestation de rue est fréquent. C’est la même chose en Égypte : il y a les manifestants de la place Tahrir et par ailleurs les partis politiques auxquels s’adressent les militaires.

Les transitions se heurtent au fait que les sociétés civiles n’accouchent pas de solutions politiques : dès lors, ce sont les partis politiques les plus anciens, islamistes, réprimés pendant des décennies, qui obtiennent les meilleurs résultats électoraux.

Royaliste : Comment expliquez-vous l’échec du mouvement iranien ?

Pierre-Jean Luizard : On observe en Iran les mêmes phénomènes qu’en Égypte : les jeunes, notamment, aspirent à la liberté dans un contexte générale d’élévation du niveau d’éducation, de sécularisation de la société et de triomphe de l’individualisme. Mais à l’opposé des caricatures de la presse occidentale, je veux souligner que j’ai rencontré en Iran une liberté qui n’existe dans aucun pays arabe.

Il suffit d’assister aux débats au sein du Parlement iranien pour s’en rendre compte. L’un des paradoxes, c’est que trente ans de régime islamiste ont sécularisé la société bien plus que le régime du Chah. Les femmes ont investi l’espace public dans le domaine de l’éducation, des affaires, de la politique ; elles portent le voile mais elles ont des comportements de femmes émancipées. Bien entendu, ces débats ont leurs limites : ils se situent à l’intérieur d’un régime qui est tout sauf démocratique.

D’où le mouvement vert, que je comparerais à Kefâya en Égypte : les revendications de jeunes qui poussent toutes les tendances à s’unir pour demander davantage de justice sociale, de liberté, de démocratie – n’oubliez pas que la plupart des grands ayatollahs sont dans l’opposition. Vous savez que le mouvement vert a été réprimé dans le sang et il n’a pas pu renaître – probablement parce que le régime est pris dans d’innombrables contradictions. Le pouvoir politique est divisé entre des acteurs qui ont chacun leur clientèle et ce sont ces clans qui ont absorbé et en partie récupéré le mouvement de contestation.

Royaliste : Que se passe-t-il en Syrie ?

Pierre-Jean Luizard : Il faut faire la différence entre les pays où l’État est reconnu comme légitime par tous sous sa forme actuelle, comme la Tunisie et l’Égypte, et les pays où l’identité de l’État est encore en partie contestée du fait de la segmentation confessionnelle : c’est le cas du Yémen et de la Syrie. En Syrie, les aspirations à la liberté, qui sont générales, y compris chez les alaouites, sont freinées par les peurs : les alaouites ont peur des sunnites et les chrétiens ont peur de tout le monde.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1006 de « Royaliste » – 6 février 2012.

(1) Royaliste n° 819.

(2) Royaliste n° 929.

(3) Pierre-Jean Luizard & Anna Bozzo, Les sociétés civiles dans le monde musulman, La Découverte.

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