Journaliste, auteur de nombreux documents télévisés, Jacques Cotta a publié en 2006 un essai en forme de reportage sur les « 7 millions de travailleurs pauvres » que comptait alors notre pays. Dans un ouvrage récemment publié, Riches et presque décomplexés, il s’intéresse aux riches, c’est-à-dire aux Français qui jouissent d’une très grande fortune. Comment justifient-ils leurs richesses ? Comment voient-ils les pauvres ? Craignent-ils la crise ? Et la gauche, veut-elle vraiment faire payer les riches ?

Royaliste : Pourquoi les riches dont vous parlez ne sont-ils pas totalement décomplexés ?

Jacques Cotta : Durant mon enquête, j’ai pu constater que les riches sont prêts à faire étalage de leurs possessions et de leurs privilèges dès lors qu’ils se trouvent entre eux, en milieu fermé. Mais quand ils sont confrontés à la dure réalité par une personne qui leur est extérieure, les complexes apparaissent très vite et ils n’osent plus dire ce qu’ils affirmaient en cercle clos.

J’ai commencé à écrire ce livre peu après l’élection de Nicolas Sarkozy, qui avait mis cette richesse presque décomplexée à l’ordre du jour en s’affichant sur le bateau de M. Bolloré et en se livrant à d’autres extravagances du même genre. Puis la crise a éclaté et le même personnage, devenu président de la République, a adopté un discours à faire rougir d’envie les altermondialistes, se déclarant successivement contre les paradis fiscaux, pour la limitation des salaires des grands chefs d’entreprise et, éventuellement, pour l’interdiction des parachutes dorés.

Beaucoup de journalistes se laissent déborder par le torrent des déclarations présidentielles, dans lesquelles on trouve tel jour une chose et le lendemain son contraire.

Royaliste : Quand on parle des riches et de leur richesse, de quoi parle-t-on au juste ?

Jacques Cotta : La crise jette une lumière crue sur notre situation. Avant de commencer mon enquête, je pensais qu’une personne riche avait une résidence principale, une résidence secondaire, deux ou trois voitures, un portefeuille d’actions, un contrat d’assurance-vie. Des gestionnaires de fortune m’ont expliqué que ces gens-là n’étaient pas vraiment riches. Un riche, c’est quelqu’un qui vit des intérêts de ses intérêts : il ne fait pas partie de ces Français qui se lèvent tôt pour gagner leur vie. Ils n’ont même pas besoin de se lever pour s’enrichir : ceux-là ont un patrimoine de 100 ou 200 millions d’euros au moins.

Royaliste : Voudriez-vous nous rappeler les données principales quant aux salaires et aux revenus ?

Jacques Cotta : Le salaire médian est d’un peu de moins de 1 500 euros, le seuil de pauvreté est de 880 euros par mois. En 2007, on comptait 7 millions de pauvres dans notre pays, que je tiens à qualifier de travailleurs pauvres car pour l’essentiel ils sont en activité ou éjectés des relations sociales sans le vouloir. Ce chiffre ne cesse de s’accroître puisque l’INSEE a calculé que 833 personnes sombrent chaque jour dans la pauvreté – soit un peu plus de 300 000 dans l’année écoulée.

À l’autre extrême, nous avons dans le monde 9,5 millions de personnes qui sont millionnaires – dont 94 700 qui comptabilisent plus de 30 millions de dollars. Globalement, l’avoir de ces millionnaires dépasse 37 200 milliards de dollars et a augmenté de 11,5 % en 2007. La fortune cumulée de 946 personnes dépasse 3 500 milliards de dollars – soit 900 milliards de plus en un an. En 20 ans, la richesse des trois cents personnes les plus riches de la planète est passée de 300 milliards à 2 000 milliards de dollars. En France, on compte 389 000 millionnaires en euros, soit 6 % de plus en un an. 500 000 personnes sont assujetties à l’ISF, mais 4 % seulement des assujettis ont de très grosses fortunes.

Royaliste : Ces personnes très riches ont peut-être travaillé plus pour gagner plus…

Jacques Cotta : Hélas, non ! Dans les vingt dernières années, 12 % de la valeur créée a été transférée de la rétribution du travail à la rémunération du capital. On considère dans notre société que les riches sont une abstraction et que cette catégorie se contente se gérer sa fortune sans nuire à personne. Tel n’est pas le cas : il y a paupérisation des classes populaires et d’une partie de classes moyennes et cette paupérisation a profité aux plus riches. De 1988 à 2002, le pouvoir d’achat des revenus monétaires (de l’argent qui travaille) a augmenté de 202 %. Ce n’est pas le cas du pouvoir d’achat des salariés ! Dans les sept dernières années, les 3 500 foyers les plus riches, soit 0,01 % du total des foyers français, ont vu leurs revenus augmenter de 5,2 % par an. Pendant la même période, 90 % des foyers français les moins riches (31 500 000 foyers) ont bénéficié d’une augmentation de 0,6 % par an.

Quelques précisions sur les revenus des actionnaires : en 2006, les entreprises du CAC 40 ont fait 96 milliards d’euros de bénéfices et 40 % de ces bénéfices sont allés dans la poche des actionnaires, soit 23 % de plus que l’année précédente alors que les bénéfices dégagés n’étaient que de 15 % supérieurs. On voit que la masse qui va dans la poche des actionnaires est de plus en plus importante.

À l’autre pôle de la société, nous avons 7,5 millions de travailleurs pauvres. Le fait est maintenant reconnu par les Français et, lorsque je le rappelle à des personnes riches, celles-ci ne me font aucune objection : elles sont même pleines de compassion pour les pauvres gens et en appellent à la charité chrétienne pour que les pauvres soient moins pauvres. Mais quand je précise que je parle de travailleurs pauvres, l’incompréhension est totale. Il est vrai que parmi eux il y a des citoyens qui sont au chômage : mais en réalité il s’agit de travailleurs qui sont privés de travail ou privés du travail qu’ils voudraient faire. Cette pauvreté, comme la richesse, sont globalement le produit d’un système, et pas de simples responsabilités individuelles.

Royaliste : On peut vous reprocher de faire un amalgame statistique…

Jacques Cotta : Quand les travailleurs d’une usine d’automobiles sont au chômage technique la moitié du mois, doit-on parler de travailleurs pauvres les quinze premiers jours et de pauvres tout court les quinze autres jours ? Parmi les chômeurs, infiniment peu sont ravis de ne pas travailler. Il est rare que l’on apprécie les situations de précarité ; or dans les dix dernières années, l’intérim a augmenté de 130 %, les contrats à durée déterminée de 60 % et les CDI de 2 % seulement. Il y a une relation entre la richesse qui s’accumule à un pôle de la société et la précarité qui touche un nombre croissant de travailleurs.

Royaliste : Quand la crise financière a éclaté, quelles ont été les réactions des milieux dirigeants et des citoyens fortunés ?

Jacques Cotta : À ce moment-là, j’ai fait un constat surprenant : Nicolas Sarkozy, François Hollande et même Jean-Luc Mélenchon ont tous déclaré la même chose : la Bourse, c’est une question de moral ; donc il ne faut surtout pas démoraliser l’actionnaire, car si l’actionnaire est démoralisé, il prend peur et vend ses actions, la Bourse baisse et l’économie va mal. Par conséquent, les dirigeants politiques et les responsables de l’économie ne doivent surtout pas démoraliser les actionnaires. Ce type d’explication justifie le mensonge, au moins par omission, masque les causes essentielles du déclenchement de la crise et permet de ne pas transformer le système dans sa totalité : il suffit, disent-ils, de restaurer la confiance pour que les affaires repartent pour un tour !

Ces hauts responsables ne pouvaient pourtant pas ignorer la logique infernale de la crise qui commence seulement à frapper notre pays. Sans être spécialiste, ni informé du secret des affaires, j’avais constaté que le système financier portait en lui la catastrophe lors d’un reportage aux Etats-Unis. Au début des années 2000, un sommet des hedge funds se tient à Phœnix en Arizona. Nous sortons de la crise asiatique et je décide de m’intéresser au sujet – sans même savoir ce qu’était un hedge fund. Je pars donc pour Phœnix et je me retrouve dans un hôtel gigantesque, en compagnie de financiers très importants qui sont arrivés dans des limousines plus grosses que dans les dessins animés. Dans les couloirs, je rencontre des banquiers qui offrent des centaines de millions de dollars à qui veut les prendre.

Royaliste : Et vous en avez pris ?

Jacques Cotta : Non, car le prêt se faisait à une condition, que je ne pouvais remplir : il fallait que le taux d’intérêt promis par les emprunteurs soit à la hauteur des centaines de millions offerts. En face des représentants des banques, il y avait les patrons des hedge funds qui promettaient donc des taux d’intérêts de 18 %, de 20 % parfois plus. C’était bien sûr de la folie et ce système ne pouvait manquer de s’effondrer. Comment les dirigeants du pays et tous ceux qui ont spéculé à tout-va peuvent-ils être surpris ?

Il faut se souvenir que le système des pyramides de crédits et de la folle spéculation s’est constitué au détriment de l’économie tout court, et plus précisément au détriment de l’économie nationale, de l’emploi, de la politique industrielle, des services publics en général, de la santé publique, de la Sécurité sociale. On a commencé à fermer des hôpitaux lors du tournant de la rigueur décidé par François Mitterrand. Ensuite, tous les gouvernements, de gauche comme de droite, se sont ingéniés à privatiser les grandes entreprises nationales et les établissements financiers – c’est-à-dire le fruit du travail collectif, notre patrimoine commun. Tel est le prix, ruineux, que nous avons tous payé pour que quelques privilégiés s’enrichissent.

Royaliste : Nicolas Sarkozy affirme qu’il va moraliser le système capitaliste…

Jacques Cotta : Nicolas Sarkozy a un mérite : il a réhabilité le mot capitalisme qui n’était pas prononçable avant la crise. Cela dit, le capitalisme est-il moralisable ? Je ne le crois pas. Le propre du système, c’est de faire du profit. Pour cela, tous les moyens sont bons : la retraite à 70 ans, la compression des salaires, le surendettement qui permet d’écouler les marchandises sans augmenter les salaires. Vous savez que le mouvement de destruction va continuer : Nicolas Sarkozy et son équipe visent les deux derniers gros piliers : l’Éducation nationale et la Sécurité sociale, qui permettront à des sociétés privées de faire des profits en vendant de l’enseignement et des assurances.

En fait, les actuels dirigeants cherchent à remettre le système en état de marche. À cet égard, il faut souligner la connexion entre l’UMP et le Parti socialiste. Le principal agent de cette connexion s’appelle Dominique Strauss-Kahn, qui est partisan de la nationalisation provisoire. Si les banques perdent de l’argent dans des opérations spéculatives, on les nationalise. Quand elles sont renflouées, on les privatise – et elles peuvent recommencer à jouer ! Nous devons envisager dès à présent une transformation générale de notre système économique et financier : rétablir la souveraineté nationale et populaire ; nationaliser les secteurs-clés, augmenter les salaires… Je sais que nous sommes en accord général sur ces points qui nécessiteraient une discussion large et approfondie pour permettre d’avancer…

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 939 de « Royaliste » – 12 janvier 2009.

Jacques Cotta, Riches et presque décomplexés,

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