A la suite des sanctions décidées par l’Union européenne  à l’encontre du Patriarche de Moscou, Dominique Decherf a bien voulu m’adresser ses réflexions sur les décisions de Bruxelles, finalement retirées le 2 juin, et sur les relations entre les domaines politique et religieux.

On a appris le 2 juin que le nom du Patriarche de Moscou avait finalement été retiré de la liste des personnalités soumises à sanctions de la part de l’Union européenne. La Hongrie s’était opposé à son inclusion au nom de la liberté religieuse.

L’inclusion du « Patriarche de Moscou et de toutes les Russies » dans la liste des personnalités sanctionnées par l’Union européenne, ratifiée par le Conseil européen du 30 mai, était une erreur politique.

Quel que soit le montant des avoirs personnels de Kirill en Suisse ou dans les paradis fiscaux (estimés par le magazine « Forbes » à 4 milliards de $), cela ne fait pas de lui un oligarque. L’Union serait bien en peine de prouver ce qui appartient à l’Eglise et ce qui lui est propre sans tomber dans l’inquisition fiscale contre une institution religieuse.

De manière générale, la confusion fréquente dans le monde orthodoxe entre le politique et le religieux ne doit pas entraîner l’Union européenne à faire de même. La liberté religieuse et la laïcité ou la séparation des églises et de l’Etat répugnent à l’amalgame dont se rend coupable le chef de l’église russe mais interdisent, en vertu de ces mêmes principes, d’interférer. A quand une sanction contre le Pape de Rome ?

Hors de ces arguments de principe, il convient de prendre la juste mesure du grand débat qui traverse aujourd’hui le monde de l’orthodoxie. Ce n’est pas parce que des personnalités orthodoxes ont souvent été promptes à attaquer le Pape qualifié d’Antéchrist et Rome de Babylone ou de Grande Prostituée que le Pape François est autorisé à demander au patriarche Kirill de cesser de se comporter comme un « enfant de chœur » de Poutine (interview au « Corriere Della Sera », 3 mai). Il aurait pu dire « sacristain » ou « bedeau ». Mais fallait-il que le Saint Père ait intériorisé une telle amertume pour que ce terme péjoratif sorte spontanément de sa bouche, lui qui avait été aussi loin que possible – en 2016 à La Havane – pour rencontrer le Patriarche et ouvrir un dialogue avec lui ?

Oui, nous partageons l’angoisse ressentie devant le fait que l’Orthodoxie se déchire, devant le fait que majoritairement les victimes de part et d’autre soient des baptisés appartenant à la même Eglise. Nous souffrons pour nos frères orthodoxes ukrainiens et russes, par amour de la Sainte Eglise, par le souvenir de ses martyrs durant la période communiste, par la passion nouvelle pour son renouveau depuis la fin de l’URSS.

On ne résoudra pas cette guerre en ciblant le Patriarche Kirill, en le réduisant à l’état laïc et en niant la dimension « métaphysique » du conflit. C’est tout le contraire.

Le conflit est « métaphysique » non pas, comme on l’a caricaturé, parce qu’il se poserait en termes de salut des âmes, au nom d’un absolu où il n’existe que le tout ou rien, le bien et le mal. Il est métaphysique au sens orthodoxe de l’Eglise universelle, de l’Eglise indivise. Comment, dit en substance Kirill, un Patriarche peut-il se dire « œcuménique » s’il décide seul d’enlever les paroisses à l’un pour les donner à l’autre, de déclarer « autocéphale » une église considérée hier comme « schismatique » ? La vision triomphaliste des uns est pour lui « apocalyptique », une « apocalypse russe » certes, si bien disséquée en son temps par Jean-François Colosimo (Fayard, 2008), mais qui n’en est pas moins métaphysique.

Eglise et Etat, Eglise et Nation, la relation ambiguë entre les deux termes est constitutive du problème. On a souvent opposé Orient et Occident en décidant qu’à l’est, c’est l’Eglise qui a fait la nation tandis qu’à l’ouest, c’est l’Etat qui a fait la nation. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’opposer est et ouest quand ce sont deux Etats orientaux qui s’opposent et qui sont supposés issus d’une même culture politique et religieuse. L’opposition qui précède ne tient pas à l’orthodoxie car elle a été imposée par l’empire, ottoman ici, tsariste là. On peut même dire que c’est l’orthodoxie qui, en revanche, l’a combattue en condamnant en 1872 le phylétisme, c’est-à-dire l’ethnicisation de l’Eglise-nation au moment où une à une les nations balkaniques se libéraient du « joug ottoman ». Le Patriarcat œcuménique qui a son siège à Constantinople s’était jusque-là opposé à l’autocéphalie, à commencer par celle de l’église grecque sortie de son propre sein en prenant son indépendance du Sultan et – ce qui n’allait pas de soi – du Patriarche de Constantinople. Autocéphale en 1833, elle ne fut reconnue par le Patriarche qu’en 1875.

Quant à l’Etat, il est difficile de ne pas voir qu’en Russie il a toujours dominé l’Eglise jusqu’à remplacer le Patriarcat par un Saint-Synode entre 1721 et 1943 sauf un bref intermède en 1917. L’Eglise russe a subi un tel martyr qu’il est quasi indécent de lui reprocher aujourd’hui son retour en force. L’idée pour le lecteur des « Frères Karamazov » est tout au contraire de faire en sorte non que l’Eglise devienne un Etat mais que ce soit l’Etat qui devienne Eglise.

On lit ici et là qu’il suffirait de dépolitiser l’Eglise, ce que l’on traduit par la « dépoutiniser », que le Patriarche est un homme du KGB, etc. etc. Et Pobenodostsev, le Procureur du Saint-Synode, l’ami de Dostoïevski quand il écrivait « les Frères Karamazov » et son « Journal d’un écrivain », dans les dernières années avant sa mort (1881), le confident du tsar le plus admiré de Poutine, Alexandre III ? Parmi les reproches faits au Pape par les Orthodoxes au XIXe siècle, figurait en tête le fait que l’Eglise catholique soit au service des Princes alors qu’en Orthodoxie ce serait l’inverse, c’est l’Etat qui sert l’Eglise. En France du moins, la loi de séparation de 1905 leur aurait donné raison. L’Eglise catholique ne se veut pas moins universelle.

La « dénationalisation » des églises orthodoxes dites nationales représente un autre défi de taille. Le Patriarche de Constantinople bénéficie d’une primauté inter pares qui est aujourd’hui réduite à peu de choses, à la fois par la volonté des Turcs et par la concurrence ouverte du Patriarcat de Moscou. Dostoïevski s’opposait sur ce point au « slavophile » Danilevski. Constantinople que tous deux contemplaient de conquérir, ce qui manqua à peu de choses en 1877, était moins pour eux la Sublime Porte que le Phanar, siège du Patriarcat. La Russie impériale n’aurait pas soumis l’empire ottoman, ni, de nos jours, la Turquie. En revanche, elle aurait très bien pu introniser le Patriarche de toute l’orthodoxie. Pas au nom des « Slaves », en le partageant avec une douzaine de nationalités de religion orthodoxe, comme le voulait Danilevski, peut-être au nom de « la Sainte Russie » qui, dans l’esprit des vrais croyants, dépasse et transcende la Russie historique, l’Etat russe, la nation russe, mais sincèrement au nom de la vraie foi, dont elle est simplement le Siège apostolique, dans une vision authentiquement oecuménique.

La meilleure illustration est fournie par l’histoire de la basilique Sainte-Sophie. Le théologien russe Serge Boulgakov qui la visite en 1923 sur la route de l’exil, écrivait : « Sainte Sophie a été fondée avant le grand schisme de l’Eglise et elle ne pourra être rendue au monde chrétien que lorsque ce dernier sera guéri de cette blessure. » (« Sur les remparts de Chersonèse », 1999, Ad Solem). NDR : Chersonèse en Crimée.

Le monde occidental s’est ému de la restitution en juillet 2020 de Sainte Sophie au culte musulman. J’avais écrit alors qu’il vaut mieux un lieu de prière qu’un musée. Mais le geste prend ici un sens inattendu. L’œcuménisme, qui connut un sommet entre le Pape Paul VI et le Patriarche de Constantinople Athënagoras – qui en 1965 levèrent les excommunications de 1054 (à Sainte Sophie) – a plutôt reculé que progressé. Depuis 1986 et les rencontres d’Assise, on en viendrait même à le noyer dans « l’inter-religieux » (1). On en subit aujourd’hui les conséquences. Pour l’avoir abandonné, on s’est éloigné des frères orthodoxes jusqu’à sombrer dans une « sainte ignorance » (Olivier Roy). Les deux poumons de l’Europe, selon les termes de Jean-Paul II, se sont mis à respirer indépendamment l’un de l’autre. Et l’Islam a pratiquement disparu du discours puisqu’il n’est pas partie au conflit.

Comment l’orthodoxie pourrait-elle dans ces conditions retrouver sa mission œcuménique qui est de régénérer de l’intérieur la catholicité et, peut-on ajouter, toutes proportions gardées, l’Europe ?

Dominique DECHERF

(1) Antoine Arjakovsky, Qu’est-ce que l’œcuménisme ? Editions du Cerf, mars 2022.

 

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1 Commentaire

  1. Du1erjour

    Bonjour,
    De cet interview du Corriere de la Serra vous ne reprenez que cette admonestation au patriarche Kirill.

    Pour mieux saisir la position du Pape ne faudrait-il pas également rappeler ses deux autres étonnantes déclarations, toujours dans le Corriere de la Serra ( le même article ou un autre ) . L’une suggérant que les « aboiements de l’OTAN à la porte de la Russie » – ce sont ses propres mots-, ont incité le V. Poutine à réagir. L’autre se scandalisant du commerce des armes ?

    Rappelons que le pape François figurait il y a peu d’années encore comme l’une des personnalités les plus dangereuses aux yeux des américains, lorsqu’il s’inquiéta du réchauffement climatique. Et l’on peut supposer que les réels scandales de pédophilie dans l’Église sont parfois habilement utilisés par des groupes divers afin de lui faire comprendre jusqu’où il peut aller…