Sommes-nous les contemporains de notre temps ? Telle est la question qui doit tarauder du matin au soir les journalistes et les militants. Régis Debray nous le rappelle : en 1960 il y a des débats passionnés sur l’alternative entre le socialisme démocratique et la dictature du prolétariat alors que la classe ouvrière va disparaître ; en 1975, la campagne contre le Goulag bat son plein alors que les camps staliniens appartiennent au passé (1). J’ajoute que les interventions divergentes dans les débats de l’époque exposaient à la damnation. Ceux qui défendaient la politique gaullienne étaient dénoncés comme suppôts du Grand Capital et ceux qui annonçaient la chute à terme de l’Union soviétique passaient pour des agents de la subversion rouge.
Lancée par François Hollande, la polémique sur l’inscription dans la Constitution de la déchéance de nationalité est un des exemples, poussé à l’absurde, de ces grosses bévues. Le débat politique devrait porter sur les conditions du renforcement et du déploiement des moyens policiers de lutte contre le terrorisme. Et les élus de la nation devraient s’interroger publiquement sur le déploiement de nos armes : faut-il continuer à jouer les supplétifs au Proche-Orient ou y déployer une diplomatie de long terme et concentrer toutes nos forces militaires en Afrique où nous sommes bien accueillis et où nous pouvons combattre efficacement la menace djihadiste – surtout celle qui est en train de surgir du chaos libyen ? Mais non ! On improvise une révision constitutionnelle tout en déclarant que la déchéance de nationalité des terroristes est inopérante et en faisant mine d’oublier que la législation actuelle sur l’état d’urgence et sur la déchéance de nationalité est soit suffisante soit facile à préciser par voie législative.
Depuis trente ans, le débat sur l’immigration occupe le devant de la scène. Rituellement, la droite annonce des mesures radicales – immigration zéro, suppression du droit du sol, limitation du regroupement familial – qu’elle abandonne lorsqu’elle revient aux affaires en raison d’impossibilités juridiques et d’inutilité pratique. Quant au débat sur l’islam, je lis que M. Ciotti propose d’inscrire les « racines chrétiennes » dans la Constitution, entre autres déclarations tonitruantes sur l’identité nationale. Nos lecteurs savent que nous prenons au sérieux les questions migratoires, le débat sur l’organisation de l’islam français et, dans les limites assignées à une organisation politique, la réflexion sur les religions (2), mais les débats sur ces questions ne doivent pas conduire à l’effacement des enjeux décisifs. On déclame à droite et à gauche sur l’identité nationale mais on se soumet aux diktats de Berlin et Bruxelles. On disserte à droite et à gauche sur la compétitivité, mais on accepte sans états d’âme la perte d’Alstom et la désindustrialisation du pays, accablante pour des millions de salariés et pour d’innombrables entrepreneurs. A droite, on concurrence le Front national sur les « immigrés », les « maghrébins », « l’islam » mais MM. Sarkozy et Juppé ne tentent jamais la moindre récupération des diatribes frontistes contre l’euro. On appâte l’électeur avec de la xénophobie verbale pour mieux lui imposer le carcan monétaire.
Le Front national est, lui aussi, un parti spécialisé dans la bévue historique. Ce parti défend farouchement l’identité nationale contre l’immigration et l’islamisation fantasmées mais nous vivons avec Facebook, Twitter, Google, Amazon et Microsoft, nous mangeons chez Mc Donald, les personnages de Stars wars peuplent notre imaginaire et le projet d’accord transatlantique est dangereux pour notre alimentation, notre santé, nos droits sociaux. Je ne plaide pas pour l’antiaméricanisme – notre vitalité culturelle, au sens le plus large du terme, est magnifique – mais pour une politique industrielle dynamique assortie de normes sanitaires et environnementales très contraignantes selon le programme de la Nouvelle Action royaliste qui est infiniment moins rentable que celui du Front national.
Nous ne sommes jamais certains d’être dans le mouvement de l’histoire qui se fait. Mais il faut tenter de réduire les incertitudes.
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(1) Régis Debray, Un candide à sa fenêtre, Dégagements II, NRF Gallimard, 2014.
(2) Je rendrais prochainement compte de l’ouvrage de Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, Cerf, 2015.
Editorial du numéro 1092 de « Royaliste » – 2016
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