Téléréalité : Lexique de la cruauté

Avr 20, 2009 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Le paradoxe de la téléréalité : montrer ce qu’il y a de moins réel dans le réel. Cet abus de confiance est peu de choses au regard des conditions dans lesquelles sont fabriquées des émissions telles que « L’Ile de la Tentation » et « Pékin Express ». Manipulation des candidats, exploitation éhontée de ceux-ci et du personnel d’encadrement, trucages, cruauté mentale…

Philippe Bartherotte a travaillé plusieurs années dans ce milieu parfaitement cynique. Il en est revenu avec un livre courageux (1) que nous présentons sous

Bartherotte, Philippe : Auteur de « La Tentation d’une île », il était magasinier lorsqu’il fut par le hasard d’une rencontre, embauché par TF1 pour trouver des candidates susceptibles de participer à « L’île de la tentation ». Il a exercé le métier de journaliste de téléréalité pendant sept ans puis décidé de raconter ce qu’il avait vu et entendu sur les îles enchantées et les parcours de rêve.

Censure : Il n’y a pas de censure en France, chacun est libre de s’exprimer. La preuve : Philippe Bartherotte a publié son livre. On en a même parlé à la télévision et dans quelques journaux. Un peu parlé : pas de mur du silence qui pourrait faire passer l’auteur pour une victime des méchants, mais quelques échos qui font taire ses éventuelles récriminations.  Cette technique est celle de l’étouffement progressif : un petit écho pour éviter qu’il n’y ait un gros scandale. D’autres méthodes sont exposées dans l’ouvrage… Le devoir du citoyen-téléspectateur : faire circuler « La tentation d’une île » comme on passe à son camarade un pain de dynamite – ça servira un jour ou l’autre pour la destruction de ce système télévisuel.

Chômeurs : Est expliquée dans le détail la manière dont a été tournée dans un village une émission sur la réinsertion des chômeurs. Ceci pour France 2 (service public, souvenez-vous) qui n’avait pas commandé une téléréalité (certes…) mais un « docuréalité », en d’autres termes un « docutainement » c’est-à-dire un documentaire divertissant sur ces malheureux chômeurs – de « vraies gens » – qui tentent de s’en sortir. La télé-providence va les aider… En fait, c’est une mise en scène avec des séquences dramatisantes rédigées avant tournage, une constante manipulation des personnages et… des centaines de milliers d’euros dépensés en pure perte car l’émission n’a jamais été diffusée : la direction de la chaîne craignait que ce chôm’story construit sur le modèle de « Loft Story » ne fasse scandale.

Contrat de travail : Que sont les participants des émissions de téléréalité ? De libres candidats venus s’amuser devant les caméras et vivant gratuitement aux frais de la production le temps d’une émission ? « A vingt-cinq reprises, dans deux audiences distinctes, huit magistrats différents ont confirmé que la relation qui lie un participant à un producteur dans une émission de téléréalité est une relation entre un employé et un employeur », a déclaré Me Jérémie Assous début avril après une décision du Conseil des prud’hommes de Boulogne-Billancourt. Les participants sont bien des salariés qui doivent bénéficier d’un contrat de travail. Un des éléments-clés du système d’exploitation qui assurait de conformables profits aux sociétés de production est ainsi détruit.

Drague : Le travail du « casteur » (celui qui fait le « casting », la distribution des rôles) consiste à aller dans les boîtes de nuit pour repérer les candidats possibles et les amener devant une caméra pour une première sélection. Certaines jeunes femmes – futures « tentatrices » –  se laissent facilement convaincre mais ceux et celles qui viennent spontanément s’inscrire pour « L’Ile de la Tentation » n’ont aucune chance – trop vieux, trop moches, ils sont éliminés d’emblée. Les couples sont souvent plus réticents. Dès la première conversation, tous et toutes sont entraînés dans un piège : on ne leur dit pas qu’il s’agit de téléréalité. Les dragueurs professionnels appliquent les règles qu’on trouve dans les manuels de psychologie pour amener les gens « à se soumettre de leur plein gré, en préservant un fort sentiment de liberté ».

Drogue : Privés de livres, de journaux, de leur téléphone portable, sans repères temporels (il n’y a pas d’horloge sur « L’île de la tentation », les candidats sont systématiquement poussés à consommer de l’alcool – surtout du champagne. Ajoutez la privation de sommeil, le soleil brûlant, les chocs traumatiques pour les sujets rebelles (le saut en parachute) et vous comprendrez que des manipulateurs préparés par des psychologues professionnels peuvent facilement «  retourner les cerveaux ».

 Exploitation : Efficace, elle est en cascade : les candidats sont exploités mais aussi le personnel de l’émission : 500 heures de travail sur une période de dix mois (les heures supplémentaires ne sont pas payées) et les indemnités des intermittents du spectacle versées tout le reste de l’année. La téléréalité, c’est eux qui la font (TF1, M6), c’est nous (les contribuables) qui la payons.

Jeu de la tentation : quatre couples sont réunis sur une île (en fait une presqu’île mexicaine, là aussi, mensonge !) et vingt-deux célibataires, hommes et femmes, jouent de leur séduction pour tenter de les séparer sous le regard des caméras. Le désir, l’amour, la fidélité, la trahison… sont vécus en direct par de très beaux jeunes gens, dans un paysage de carte postale.

Mécanique de destruction : « On connaît tous la puissance destructrice de la mécanique implacable de L’Ile […]. Mais les candidats ne sont pas des gens comme nous. Ce sont des candidats. Ce qui veut dire que leurs souffrances comme leurs joies nous laissent indifférents. On exploite leurs émotions, mais on ne les partage pas. Nous avons une relation purement professionnelle avec eux. Eux vivent une aventure ; nous, nous faisons notre métier. Et notre métier, c’est d’exploiter leurs faiblesses – pour lesquelles nous les avons spécialement choisis. Les faire souffrir au maximum pour qu’ils craquent. Plus ils craquent, plus les courbes d’audience explosent. Et s’ils ne craquent pas nous nous devons au moins de les rendre ridicules pour que toute la France puisse se payer une bonne tranche de rire ».

La téléréalité a inventé la torture rentable ou, comme on dit, hautement profitable.

Moralité : Dans une émission de Daniel Schneidermann, une journaliste très intelligente et très en colère a très moralement piétiné Philippe Bartherotte. C’est vrai, il a participé à une entreprise immorale, tenu ou laissé tenir des propos qui portaient atteinte à la dignité des participants et participantes, gagné un peu d’argent dans cette industrie de la manipulation, fumé des substances illicites et commis l’acte de chair avec maintes filles faciles… Mais sans lui, beaucoup – moi compris – continueraient à ignorer le langage violent et violeur des réalisateurs, leurs techniques de manipulation, leurs mensonges, leurs profits. A la télévision, dans les maisons d’éditions, dans la grande presse, on adore les scandales – sauf ceux qui visent les industriels de la communication et du divertissement. Il faut beaucoup de courage pour se griller, à trente et un ans, dans ce milieu.

Pékin Express : C’est un « jeu d’aventure » : les candidats ont un euro par jour pour se nourrir et se loger, ils devront faire du stop pour se déplacer (belles économies pour la production !) et la course se déroule sur 10 000 km. On joue par couple et les deux gagnants reçoivent 100 000 euros. Philippe Bartherotte montre comment le jeu est truqué : certains trouvent sans attendre des automobilistes complaisants (en fait des taxis banalisés), d’autres, qui ne sont pas assez télégéniques, sont éliminés par changement soudain d’une règle du jeu. On joue aussi avec les nerfs, avec la vie des candidats… Ainsi, « on gère nos candidats comme un scénariste compose avec ses personnages pour construire une histoire avec du suspense ; et, « sur Pékin Express 2, on peut dire que ça a magouillé systématiquement. On a eu droit à une finale de nanas. En fin de compte, Cendrine a décidé de faire gagner les Marseillaises, qui avaient l’accent et qui étaient plus « identifiantes » pour la ménagère » – la fameuse ménagère de cinquante ans qui est au cœur de la cible des publicitaires.

Prostitution : « Ma vie était devenue une trahison », écrit Philippe Bartherotte. « Je vendais mon âme pour quelques milliers d’euros. C’est à ce prix que j’achetais mes voyages. J’ai longtemps cru que je pourrais m’en tirer comme ça. Mais on n’en sort pas indemne. On peut plaisanter et avoir recours à l’ironie, mais c’est de la prostitution finalement ».

Sélection : Impitoyable, elle viole l’intimité des personnes. Pour « L’île de la tentation », il s’agit d’un « casting ultra-discriminatoire où tout est passé au crible : religion, habitudes alimentaires, consommation de stupéfiants ou d’alcool (celles qui ne boivent pas sont pénalisées), fréquence de relations sexuelles, relations sexuelles dès le premier soir… Rien n’est laissé au hasard. Il faut être sûr que toutes ces jeunes filles se donneront, le moment venu ».

Téléspectateurs : Pourquoi regarde-t-on ces émissions ? Voyeurisme ? Bêtise ? Non. Des études ont montré que le téléspectateur se rassure : « le fait que chacun puisse se dire il y a plus con que moi rassure tout le monde et prépare le cerveau à recevoir gaiement les slogans des annonceurs à la coupure pub ». Une des réalités de cette téléréalité, c’est cette cascade de mépris qui tombe des annonceurs sur les producteurs, des producteurs sur les participants et sur les téléspectateurs. Mais ces deux dernières catégories sont moins abruties qu’on ne l’imagine : qu’on se souvienne de l’immense succès populaire du film « Le dîner de cons ».

Conclusion : dans les émissions de téléréalité, les atteintes au droit sont nombreuses et graves. Une commission parlementaire s’impose et les auditions devraient être diffusées sur toutes les chaînes de télévision. Cette nouvelle manière de faire de la téléréalité, je crains que nous l’attendions longtemps.

***

(1) Philippe Bartherotte, La tentation d’une île, Derrière les caméras de la téléréalité, Editions Jacob-Duvernet, 2008.

Article publié dans le numéro 946 de « Royaliste » – 20 avril 2009.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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