Fin de l’idéologie, fin de l’histoire, fin du communisme, fin du cycle des Révolutions : le commentaire historico-politique a pris depuis deux ans des allures d’enterrement. Faut-il suivre le cortège, pour le moment joyeux, des croque-morts ? La réponse ne concerne pas seulement les nostalgiques de la prise du Palais d’Hiver mais l’ensemble des citoyens.
L’actualité va toujours bon train mais, depuis deux ans, les événements sont considérables. Comment en prendre, sinon une juste mesure, du moins une première approximation alors que les gens de médias – qu’il faut de plus en plus distinguer des journalistes – nous ont habitués aux analyses instantanées qui consistent, paradoxalement, à graver dans le marbre l’événement secondaire ou fugitif, voire fabriqué, tout autant que celui qui marquera l’époque. Que de journées « historiques » pour l’Europe dont nous avons perdu le souvenir, que de « bouleversements » des mœurs qui nous paraissent, deux ans plus tard, simplement anecdotiques ! Comprenne qui pourra.
Et quand l’histoire reprend son cours, ou en change radicalement, combien s’empressent d’en marquer la fin – sans doute pour prendre, par rapport à l’événement qu’on n’a pas prévu, une bonne longueur d’avance… La « fin des idéologies » a été un des thèmes dominants des années quatre-vingt mais aussi, structuralisme aidant, des années soixante. Eh oui ! Juste avant Mai 1968. Comme c’était bien vu ! La proclamation de la « fin de l’histoire » par un universitaire américain a servi de commentaire théorique à la chute du mur de Berlin. Et maintenant, l’échec du putsch moscovite et l’effondrement du Parti communiste soviétique annoncent évidemment la « fin du communisme » et même la « fin de la Révolution ». Comment s’y retrouver ?
Il est facile de constater que l’histoire, loin de se terminer, a pris, à l’Est de l’Europe notamment, un cours rapide, violent, tragique – qui vient malheureusement démentir les belles naïvetés entendues voici deux ans sur le « printemps des peuples » et le triomphe de la démocratie. Pas de printemps pour les Serbes et les Croates, pas de démocratie pour les Géorgiens, et nous n ‘en sommes qu’au début des convulsions qui marquent de retrait ou la disparition des empires.
Mais la « fin du communisme » qui s’inscrivait joyeusement à la une d’un numéro récent du « Nouvel Observateur » et qui fit la matière de tant d’éditoriaux inspirés ? Figurez-vous, chers confrères, que le système communiste n’a pas fini de sévir : à l’appel des peuples libérés, il manque encore la Chine et quelques autres pays d’Asie qui ne sont pas dans l’actualité. Tout le monde le sait ? Tout le monde se souvient de l’écrasement sanglant du printemps de Pékin ? Imaginez cependant les sentiments que pourront éprouver les Chinois, les Vietnamiens, les Tibétains, s’ils apprennent, par hasard, que pour nous la question du système communiste est réglée.
Certes, ce système est en voie de décomposition rapide, contrairement aux sombres analyses d’experts dont l’expérience ne dépasse pas les limites du Quartier latin et qui publiaient, il y a quelques années encore, qu’un peuple tombé dans le Goulag ne pouvait en réchapper. On constate aussi que les partis communistes d’Europe de l’Ouest n’en ont plus pour longtemps, du moins sous leur forme actuelle, et sous cette dénomination. La question de l’avenir de l’idée communiste, et du marxisme qui l’a partiellement définie et inspirée (n’oublions pas le communisme libertaire) est beaucoup plus complexe et on ne la résoudra pas en dénombrant les victimes du vieux Manifeste. Sous réserve d’une relecture de Marx, contentons-nous pour le mo ment de faire observer que :
– la disparition à terme des systèmes communistes permettra dans quelques années de considérer l’œuvre de Marx en tant que telle, comme une théorie parmi d’autres de la libération sociale.
– en tout état de cause, le marxisme ne saurait se réduire à la célèbre lignée Marx-Engels-Lénine-Staline et/ou Mao. Marx a aussi inspiré le socialisme allemand (Kautsky …), autrichien (Otto Bauer…) et bien d’autres courants que les léninistes ont marqué de divers signes infamants mais qu’il ne serait peut-être pas inutile d’examiner paisiblement.
– le socialisme français, quant à lui, n’est que très partiellement tributaire de Marx. Par trop méconnu dans ses origines (qui se souvient de Paul Brousse, de Jean Allemane ?), il n’a cessé de s’opposer victorieusement au révolutionnarisme sectaire : Jaurès l’emporte sur Jules Guesde, Blum vient de remporter une victoire posthume mais définitive sur Thorez, et François Mitterrand, au lieu d’être le Kerenski tant redouté, a placé le Parti communiste dans des contradictions mortelles. Du moins, nous dit-on depuis une décennie, l’échec du marxisme signifie la fin des idéologies, au sens de ces « grands récits » philosophico-historiques qui mettaient les foules en mouvement et conduisaient aux camps de concentration. Succéderaient des temps politiquement plus paisibles, « ère du vide », règne du «cool » et du « soft », de la démocratie et des droits de l’homme … Nous avons fait écho à ces analyses, en émettant de sérieux doutes. Et voici qu’on commence à s’apercevoir que la « mort de Marx » ne nous délivre ni de l’idéologie, ni du fantasme de la totalité, ni du mythe de la pure origine. Il y a une idéologie de la nature, il y a une idéologie nationaliste, il y a une idéologie du marché et la raison totalitaire, qui provient de notre désir de vérité, de notre volonté de nous rendre maître et possesseurs de l’Idée, continuera de menacer toute pensée politique.
Restent le projet révolutionnaire et l’idée même de Révolution. Celle-ci serait désormais vide de sens ou par trop discréditée, et celui-là privé d’aliment : sans théorie révolutionnaire, pas de parti révolutionnaire… Ce qui devrait réconforter des royalistes passablement étrillés depuis deux siècles ! Pas si simple. D’abord parce que la monarchie a accompli et accompagné nombre de révolutions décisives : autonomie du pouvoir politique face à la puissance temporelle de l’Eglise, définition de l’Etat, invention de la nation, révolution communale… Ensuite parce que la légitimité monarchique s’inscrit mieux que d’autres formes symboliques dans le mouvement de l’histoire et dans les complexités du monde moderne, la France faisant figure d’exception par la radicalité de sa Révolution. Mais justement, nous aurions réglé le problème institutionnel qui nous déstabilisait depuis deux siècles et nous serions en train de rentrer sagement dans le rang. Quant aux pays récemment libérés du communisme, ils ne tenteront pas de sitôt une nouvelle expérience révolutionnaire.
Ces hypothèses sont tout à fait raisonnables, mais gardons-nous de tenir pour inopérante désormais la logique révolutionnaire. Il importe ici de remonter très haut dans l’histoire de notre civilisation. Sans nous livrer à une méditation religieuse, sans entrer dans un débat entre les religions, sans prétendre produire une nouvelle philosophie de l’histoire, il est permis de rappeler que :
– la dynamique de l’occident est depuis l’origine une dynamique de la liberté : par la sortie d’Egypte (1) le peuple d’Israël met l’histoire en mouvement, dans le sens d’une libération qu’il nous faut encore accomplir tant il y a de peuples qui sont en esclavage et de nouveaux Pharaons.
– la révélation chrétienne est célébration de la justice (les Béatitudes) et proclamation de l’égalité de tous les hommes devant Dieu, donc une révolution qui à son tour répudie l’esclavagisme, établit une nouvelle relation entre le pouvoir (autonome dans son ordre) et le divin (2) et confirme la liberté essentielle de l’homme.
– la Révolution française reprend, en les laïcisant, les valeurs originelles d’égalité et de liberté, tout en se posant elle-même comme fondement absolu d’un projet de régénération totale.
– les aspirations socialistes et les ré volutions communistes reprennent, malgré le laïcisme, l’agnosticisme ou le matérialisme de leurs pères fondateurs, la très vieille exigence de justice formulée par les religions du Livre : que l’homme n’exploite pas l’homme.
Il est donc possible de repérer dans notre civilisation, malgré les oublis, les perversions, et les reniements que l’on sait, une logique souvent contradictoire de la liberté et de l’égalité qui scande la marche de l’histoire et lui donne une grande part de sa signification. Rien ne permet aujourd’hui de dire que cette logique, réduite à un justicialisme radical et dévoyée par le marxisme-léninisme, ne puisse plus être à l’œuvre.
Un bref regard sur l’économie moderne montre en effet que ni son idéologie (le « marché »), ni sa morale (l’utilitarisme), ni ses structures (le capitalisme), ni ses finalités (la satisfaction des besoins) ne sont en mesure de répondre à l’exigence commune de justice et de liberté. L’idéologie du marché nie radicalement la justice sociale en théorie comme en pratique – il suffit d’une courte promenade dans quelques métropoles d’occident pour en être convaincu. L’utilitarisme est, dans son principe, beaucoup plus matérialiste que la théorie marxienne. La logique du Capital continue de favoriser l’enrichissement de ceux qui sont déjà riches et la spéculation financière, se fait au détriment de l’activité économique. La « satisfaction des besoins », qui néglige l’infinité du désir, peut être la marque d’une société d’esclaves et, défait, le système d’exploitation capitaliste s’est mondialisé (travail des enfants dans le tiers monde, pays de prostitution comme la Thaïlande…).
D’où la persistance d’un désir de révolution qui tarde à se manifester, en raison du spectre du Goulag, parce que l’intégrisme religieux occupe le terrain social dans de nombreux pays du tiers-monde, mais aussi faute d’une pensée révolutionnaire qui serait capable de rompre avec… les traditions révolutionnaires, et de présenter le sens et les limites d’un projet qui ne saurait se passer de fondements philosophiques. Il s’agirait en effet :
– de liquider les fantasmes et les pratiques (lutte armée, terrorisme) qui inscrivent d’entrée de jeu le projet de changement dans une perspective violente.
– d’affronter la question du rapport à la vérité (jamais tout entière possédée) et de la participation aux idées (trop souvent appropriées par quelques-uns).
– de situer clairement la fonction du pouvoir politique dans le processus de changement et par rapport à la société.
– de repenser, en fonction des bouleversements qui sont en train de s’accomplir, notre conception et notre relation au travail, au temps, à la nature, à l’économie, à l’argent, sans oublier notre appartenance à une nation et à une civilisation…
Qu’on ne voie pas dans ces indications fragmentaires l’esquisse d’une méthode ou l’amorce d’un programme : juste des repères qui nous permettront de mieux apprécier ce qui est proposé pour la France de l’an 2000.
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(1) cf. Raphaël Draï, La sortie d’Egypte, Fayard, 1986.
(2) cf. Claude Bruaire, La Raison politique, Fayard, 1964.
Article publié dans le numéro 564 de « Royaliste » – 7 octobre 1991
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