Au terme d’une savante enquête qui nous conduit de l’Antiquité grecque et romaine aux Etats-Unis d’Amérique en passant par l’Empire islamique, la France et le Japon, Raphaël Doan propose une théorie critique de l’assimilation des étrangers aux ensembles nationaux et impériaux.

Un résumé des diverses expériences d’assimilation menées au cours des âges n’est ici ni possible ni souhaitable. Il faut lire Raphaël Doan (1) du début jusqu’à la fin pour ne rien perdre des nuances de ce que l’on croit connaître – la Grèce, Rome, la France, les Etats-Unis – et pour découvrir des continents ignorés : l’Empire islamique pour ceux qui n’ont qui n’ont pas encore lu Gabriel Martinez-Gros ; le Japon qui retient trop peu souvent notre attention.

Sur ces solides fondements historiques, Raphaël Doan élabore une théorie générale de l’assimilation qui pourrait engendrer, dans notre pays, une nouvelle politique par laquelle le sempiternel débat sur l’immigration serait enfin dépassé. Encore faut-il bien saisir les définitions proposées par l’auteur.

L’assimilation est un principe proclamé par l’article 21-24 du Code civil : Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française. Ce principe s’oppose à la simple politique d’intégration qui accepte la juxtaposition de différentes cultures et qui consent à la formation de sociétés multiculturelles soumises à quelques valeurs communes. L’intégration se distingue de l’acculturation par laquelle des groupes culturels minoritaires se transforment au contact de la culture dominante – sans intervention de l’autorité politique. Au contraire de l’intégration et de l’acculturation, l’assimilation résulte d’une décision politique visant à changer les mœurs d’une population par divers moyens juridiques, éducatifs et culturels.

Naguère hautement revendiqué, le discours sur l’assimilation provoque aujourd’hui des réactions d’hostilité, surtout chez les apologistes de la différence. Changer les manières de vivre d’un groupe d’immigrés ou de personnes issues de l’immigration paraît scandaleux aux yeux des promoteurs de réformes “sociétales” qui ont de fortes conséquences sur la filiation et sur l’identité personnelle. La gauche progressiste n’est pas à une contradiction près mais la droite identitaire n’est pas plus pertinente : le rejet de groupes jugés par définition inassimilables en raison de leur origine est contraire à la tradition française de l’assimilation qui ne s’est jamais arrêtée aux questions de religion et de couleur de peau.

La politique française n’a pas cessé d’être assimilationniste. Raphaël Doan évoque Saint Louis qui souhaitait l’installation en France de Sarrazins convertis. Après 1453, le royaume de France a accueilli les Juifs chassés d’Espagne et du Portugal, qui se sont installés dans le Sud-Ouest. A l’âge classique, la politique d’intégration du Roussillon et de la Franche-Comté a été volontariste, voire brutale, et l’assimilationnisme qui a conduit à la Révocation de l’édit de Nantes est dans toutes les mémoires. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les étrangers sont frappés par l’unité d’esprit et de mœurs qui caractérise la France et Diderot célèbre “une assimilation qui brouille tous les rangs : assimilation qui s’accroît par une affluence continuelle d’étrangers à qui l’on s’habitue à faire politesse, ici par l’usage, là par l’intérêt”.

Outre-mer, c’est la même politique qui est tentée. Richelieu accorde la “naturalité” française à tous les habitants des territoires français d’Amérique du Nord – à condition qu’ils se convertissent au catholicisme. Au Canada, Champlain favorise les mariages entre Français et Amérindiens et Colbert y mène une politique très volontariste de francisation des Algonquins et des Hurons – mais il y avait trop peu de Français sur place pour que l’objectif soit atteint. Longuement examinée par Raphaël Doan, la politique de la IIIe République est nettement assimilationniste mais contredite par le code de l’indigénat et refusée par les colons…

Des études qu’il consacre à des ensembles politiques très différents, Raphaël Doan tire des observations qui peuvent servir de base à une théorie générale de l’assimilation. Il s’agit d’une théorie critique car bien des réalités déplaisantes sont venues limiter, au cours de l’Histoire, le rêve de l’assimilation. La politique assimilationniste n’est d’ailleurs jamais uniforme : elle est fonction de la philosophie du pouvoir politique et de l’ensemble territorial constitué.

La conquête impériale produit sur les populations dominées des effets opposés selon qu’elle est xénophobe ou universaliste. Dans les empires hellénistiques et dans certains pays sous domination britannique, l’autorité politique affirmait la supériorité du peuple vainqueur sur les indigènes et interdisait le mélange des populations, poussées à vivre dans des communautés séparées. Au contraire, les empires universalistes comme la Rome antique et l’Empire français sous la IIIe République ont choisi une politique d’assimilation, en proposant aux peuples conquis de se fondre dans l’ensemble impérial.

On retrouve la même problématique dans les Etats contemporains. Certains font venir des populations étrangères à des fins strictement utilitaires et les maintiennent à l’écart : c’est le cas au Royaume-Uni où le taux de mariages mixtes est très faible. Après avoir été assimilationniste à l’époque de son expansion impériale, le Japon affirme depuis 1945 une conception strictement raciale de l’identité, qui a été promue par les milieux progressistes avant que la droite ne s’y rallie. L’Allemagne est au contraire passée d’une conception ethnolinguistique devenue ouvertement raciste à un droit de la naturalisation très accueillant.

Raphaël Doan souligne un point décisif : le racisme est incompatible avec l’assimilation comme on l’a vu aux Etats-Unis au cours de la période de ségrégation des Noirs. Celle-ci laisse de profondes traces : cinquante ans après la restitution des droits civiques, les mariages entre Noirs et Blancs ne représentant que 11{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} du total des unions. Dans la Rome antique, l’origine et la couleur de peau n’empêchaient pas de devenir citoyen romain et l’on sait que l’édit de Caracalla a étendu la citoyenneté romaine à tous les habitants de l’empire. L’Empire islamique a vu disparaître les privilèges accordés aux Arabes sous l’effet de l’universalisme religieux et les élites persanes ont joué un rôle majeur dans l’établissement du texte coranique. On peut ajouter que l’Empire ottoman n’était pas raciste : le Sultan a accueilli les Juifs chassés d’Espagne et du Portugal et des sujets issus de peuples dominés ont été associés au gouvernement de l’empire. Les Tsars de Russie ont assimilé de nombreux Mongols, dès lors qu’ils se convertissaient au christianisme. De même, la France n’a jamais posé d’obstacles raciaux à la naturalisation mais sa politique d’assimilation a rencontré l’opposition des colons soucieux de garder leurs privilèges et de préserver leurs sentiments de supériorité. C’est seulement pendant la guerre d’Algérie que les colons, par peur de tout perdre, ont vanté les mérites de l’assimilation et applaudi les femmes qui se dévoilaient… plus ou moins volontairement.

Les conditions de l’assimilation sont clairement énoncées par Raphaël Doan. Il faut d’abord que la culture du pays assimilateur soit attrayante. La simple et dure contrainte risque de produire un rejet, comme les Japonais ont pu le vérifier en Corée. Rome offrait aux peuples conquis de multiples avantages en même temps que l’héritage grec qu’elle avait intégré à sa propre culture. L’Empire islamique offrait aux peuples du Moyen-Orient une civilisation qui répandait ses richesses philosophiques, littéraires, scientifiques et architecturales. Raphaël Doan précise que la culture assimilatrice n’a pas besoin de percevoir et d’affirmer sa supériorité : “pour éviter la désunion civile, il est seulement nécessaire que les gens se ressemblent et se reconnaissent entre eux”.

La deuxième condition de l’assimilation est d’empêcher le rejet des nouveaux venus vers une position sociale inférieure. Tel est le théorème de Tocqueville : “Un groupe humain n’adopte une civilisation étrangère qu’à la condition de ne pas se retrouver, après cette acculturation, au dernier rang de la civilisation en question. Sinon, il accentuera sa différence ou nourrira son ressentiment”.

La troisième condition, c’est le mélange des populations. Il faut qu’une population minoritaire puisse se mélanger à la population majoritaire. Tel n’était pas le cas en Nouvelle France au XVIIe siècle et en Afrique subsaharienne au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle – mais la France métropolitaine a toujours été une terre de mélanges. Au passage, Raphaël Doan balaie la fiction du grand remplacement : “Il est facile qu’une population majoritaire assimile des individus minoritaires ; il est presque impossible de faire en sorte que des individus minoritaires assimilent une population majoritaire. La démographie est une composante essentielle de l’assimilation”.

Pour mettre en œuvre une politique soucieuse de ces trois conditions, il faut des vecteurs d’assimilation. A Rome comme en France, l’apprentissage de la langue, la culture acquise à l’école et l’intégration dans l’armée furent les principaux chemins vers la citoyenneté. Dans notre pays, celle-ci fut juridiquement fixée très tôt dans notre histoire selon le principe du droit du sol proclamé dès 1515, repris par la Constitution de 1791 puis par la IIIe République après la parenthèse napoléonienne. La religion fut également utilisée comme facteur d’assimilation de populations étrangères mais le mouvement de sortie de la religion compromet ce mode d’appartenance, d’ailleurs problématique en lui-même.

La crise d’identité que traverse notre pays tient à la crise de l’enseignement et à la disparition du service militaire mais surtout au fait que les gouvernements qui se succèdent depuis quarante ans ne savent plus dire pourquoi il est bon de rejoindre la collectivité nationale. C’est ce que l’auteur souligne avec force dans sa conclusion : on dénonce le “séparatisme”, on invoque les “valeurs” de la République, on appelle au respect des lois – on vote même des lois d’assimilation, sur le foulard en 2004, sur l’interdiction du voile intégral en 2010 – mais il faudrait d’abord exprimer une volonté pour l’ensemble de la nation et assumer clairement une politique d’assimilation. C’est tout à fait possible … à condition que l’élite du pouvoir, des affaires et des médias ait encore foi en la France.

Dernier point à souligner, qui n’est pas le moindre : Raphaël Doan, qui n’est pas trentenaire, vient de poser avec ce rêve de l’assimilation la première pierre d’une œuvre qui sera, n’en doutons pas, monumentale.

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(1) Raphaël Doan, Le rêve de l’assimilation, De la Grèce antique à nos jours, Passés Composés, décembre 2020.

Article publié dans le numéro 1229 de « Royaliste » – 26 février 2022

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