Tintin – Le secret dans l’apparence

Mai 15, 2016 | Références | 1 commentaire

 

Professionnel de l’investigation, Alain André a repris l’énigmatique affaire du vol du fétiche à l’oreille cassée. Avec lui, l’enquête policière est un voyage métaphysique, à l’épreuve des apparences et des disparitions.

Comme toute œuvre universelle, les albums d’Hergé sont d’inépuisables réserves de significations qui suscitent des approches philosophiques, psychanalytiques, idéologiques, religieuses… Voici l’approche policière, mais pas seulement. Tintin est accompagné dans l’une de ses aventures – L’Oreille cassée – par un vrai commandant de police, qui opère comme superviseur tout au long du dangereux voyage qui conduit le toujours jeune reporter de la rue du Labrador vers l’Amérique latine des révolutions militaires et des peuples de l’origine.

L’histoire est bien connue : un fétiche en bois provenant de la tribu des Arumbayas est volé au Musée Ethnographique. Le lendemain, la statuette est remise en place et une lettre anonyme explique que le fétiche a été momentanément dérobé à la suite d’un pari. Or Tintin s’aperçoit que la statuette est une copie car ses deux oreilles sont intactes alors que l’oreille droite de l’original était cassée. La mort du sculpteur Balthazar ajoute au mystère car son suicide au gaz masque un assassinat. Poursuivi par deux bandits qui convoitent la statuette volée, le coupable, un certain Rodrigo Tortilla, s’embarque pour l’Amérique latine et disparaît une nuit de sa cabine, probablement jeté par-dessus bord. Tintin, qui a pris le bateau sous un déguisement, est projeté dans les épisodes révolutionnaires qui secouent le San Theodoros puis dans la jungle amazonienne. Chez les Arumbayas, il apprend que le fétiche à l’oreille cassée recèle un diamant qui finira au fond de la mer au cours d’un bagarre entre Tintin et les deux bandits.

Tout est bien qui finit presque bien. Le diamant est perdu mais surtout l’énigme n’est pas résolue car Hergé n’explique pas quand, comment et par qui le fétiche arumbaya a été volé au Musée Ethnographique. Mis au défi par une lettre anonyme – cela ne s’invente pas – de résoudre l’énigme, Alain André a repris cette affaire à laquelle il a consacré huit années de recherches puis un livre (1). Il serait dommage de révéler les conclusions de l’enquête, qui est tout autre chose qu’un divertissement érudit pour tintinophiles avertis. Comme le détective Dupin cherchant la lettre volée dans la nouvelle d’Edgar Poe, Alain André nous entraîne dans ce qui est présenté par son éditeur comme une « quête initiatique » et qui me paraît plutôt relever de l’enquête philosophique sur le secret dans l’apparence.

Le détective Dupin découvre que la lettre volée puis cachée a été mise en évidence de telle manière qu’on la voit comme un papier insignifiant. Dans L’Oreille cassée, Tintin et notre commandant de police sont également confrontés à des objets mis en évidence – un même fétiche qui se révèle autre à cause d’un détail – et cette mise en évidence devient proliférante vers la fin de l’histoire tant il y a de statuettes arumbaya dans les vitrines. Dans la nouvelle d’Edgar Poe, nul n’ignore que la lettre volée recèle un secret alors que le motif du vol du fétiche reste longtemps mystérieux. Il y a un secret dans l’apparence de la statuette et ce secret ne peut apparaître brièvement – le diamant qui tombe à l’eau – que si l’on a pu démêler le vrai du faux, distinguer de manière claire et distincte l’original de sa copie. Les statuettes qu’on vole et qui transitent apparaissent distinctement mais sont pourtant des illusions. La clarté vient au terme de la longue et périlleuse enquête de Tintin, par révélation et non par observation du réel tel qu’il se donne à voir. D’ailleurs, Alain André explique que l’enquêteur peut être mis sur la bonne piste par un élément absent sur le lieu du crime alors qu’il aurait dû logiquement s’y trouver. Le secret contenu dans la statuette est quant à lui dans sa symbolique. Banalement, les deux bandits veulent le diamant pour le monnayer alors que le diamant vaut par ce qu’il évoque : l’éternité, la force, la constance, la résistance à la peur et au mal. Il y a dans L’Oreille cassée une ascension hors du monde du mensonge, du vol et du meurtre vers l’éthique au terme de laquelle les deux bandits qui se noient sont entrainés vers l’enfer par trois démons tandis que Tintin est toujours miraculeusement sauvé.

Les variations sur le thème du secret dans l’apparence ne concernent pas seulement le fétiche. Lorsqu’elle fait visiter à Tintin l’appartement du sculpteur assassiné, la concierge fait remarquer au jeune reporter un tableau peint par l’artiste : « Regardez ces fleurs, comme elles sont naturelles ; on dirait qu’elles vont rire… ». Le rire est leur nature secrète ! Il y a le secret numérologique des choses, savamment étudié par Alain André. Il y a, sur le paquebot Ville-de-Lyon, les passagers qui présentent des apparences sans secret, malgré les soupçons des deux bandits, ou qui révèlent à leur corps défendant l’infime secret d’une apparence – en l’occurrence une perruque. Il y a surtout, sur le même paquebot, le secret de la cabine 17, censée être occupée par l’assassin du sculpteur Balthasar : n’apparaît pas celui qui n’était pas là puisque nul ne voit Rodrigo Tortilla, détenteur supposé de la véritable statuette, tomber à la mer.

L’enquête policière se déploie ainsi dans un récit énigmatique qui est imbriqué dans des aventures tumultueuses en Amérique latine. Mais c’est aussi une méta-enquête qui porte sur Tintin – que sait-il au juste sur le destin de Rodrigo Tortilla ? – et sur Hergé lui-même qui a construit une intrigue complètement maîtrisée tout en laissant entendre qu’il avait quelque peu perdu le contrôle de l’histoire. Le père de Tintin voulait sans doute préserver le secret caché dans le maquis des faux-semblants, des illusions et des substitutions pour intriguer ses lecteurs et les pousser à chercher la solution de l’énigme. Le secret se transmet sous le sceau du secret.

***

(1)    Alain André, Le secret de l’oreille mystérieuse, Editions Astrée, 2015.

Article publié dans le numéro 1101 de « Royaliste » – 2016.

 

 

Partagez

1 Commentaire

  1. Maurice Morineau

    Les apparences sont souvent trompeuses…Merci Monsieur Bertrand Renouvin pour vos écrits. Cordialement