Transcendance et histoire selon Bernard Bourdin

Juin 15, 2016 | Références

 

Issu d’une thèse en philosophie soutenue devant l’Institut catholique de Paris et la Faculté de Poitiers, l’ouvrage que Bernard Bourdin a récemment publié sur « Le christianisme et la question du théologico-politique » (1) fera date pour trois raisons : l’auteur nous offre une histoire magistrale de la relation entre la théologie chrétienne et le politique en Europe occidentale ; il nous permet de mieux saisir le bouleversement radical opéré par la modernité libérale extra-religieuse et le problème fondamental qui en résulte pour nos contemporains ;  suite à l’épuisement des différentes formes de « théologie politique », il propose une théologie du politique en réponse à la crise de la modernité qui s’énonce couramment dans les discours sur la « perte du sens » et sur la « perte des valeurs ».

 

Histoire de la médiation chrétienne

Pour saisir ce qui fut et demeure en question dans la relation entre l’affirmation théologique et l’institution politique, il faut prendre appui sur le concept fondamental de médiation : le Christ est médiateur, l’Eglise est médiatrice comme institution qui perpétue l’Incarnation en vue de l’accomplissement du règne de Dieu. Ainsi définie, l’affirmation chrétienne est révolutionnaire : alors que la Grèce polythéiste se fondait sur une philosophie de la nature, le christianisme délimite clairement le naturel et le surnaturel et fait une nette distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Le premier étant supérieur au second puisque l’Eglise, chargée d’annoncer le Règne, est l’institution qui légitime les gouvernements et qui fait respecter la loi morale – celle-ci étant conforme à l’ordre de la nature.

Ce système hiérarchisé des médiations semble garantir un ordre permanent…que dément l’histoire tourmentée du christianisme. C’est que l’Eglise légitime les institutions qui sont destinées à ordonner le mouvement de l’histoire ; or l’Eglise subvertit le mouvement historique en annonçant que les temps s’accompliront dans le règne de Dieu. Bernard Bourdin explique que le concept de médiation s’en trouve affecté d’une instabilité majeure à laquelle les théologiens et les philosophes s’efforceront de répondre au fil des controverses, des schismes et des guerres de religion :

Dans l’Eglise romanisée, Saint Thomas élabore selon la philosophie d’Aristote une pensée magnifiquement hiérarchisée : la métaphysique est soumise à la théologie, la raison est articulée à la foi, un pouvoir politique sans valeur intrinsèque est soumis à l’Eglise dans la visée du bien commun, selon un statut de la nature défini dans ses dimensions métaphysique, anthropologique et épistémologique.

Malgré son impressionnante rigueur, la Somme thomiste est rapidement contestée. Marsile de Padoue reprend lui aussi Aristote mais pour dire que le message du Christ est sans commune mesure avec le pouvoir temporel et pour contester la plénitude du pouvoir pontifical. Pour Marsile, la nature définie par Aristote n’implique pas nécessairement que le naturel soit soumis au surnaturel. Il y a négation du rapport hiérarchique à la médiation à l’Eglise, mais celle-ci n’est pas destituée.

Les deux Réformes protestantes s’efforcent de résoudre autrement le problème de la médiation chrétienne, centrée sur la médiation du Christ qui affaiblit celle de l’Eglise, devenue un médiateur invisible. Le visible est alors situé dans l’autorité politique de l’Eglise-Etat puisque toute autorité vient de Dieu, seul véritable souverain. Hors de toute sujétion pontificale, le pouvoir politique reste cependant inscrit dans une théologie puisqu’il a pour mission de protéger les individus contre les injustices.

La solution protestante ne satisfait pas tous les chrétiens et les guerres de religion ensanglantent l’Europe occidentale. Jean Bodin fait le constat de la pluralité religieuse et réfléchit aux moyens de faire prévaloir la paix. Sa réponse est la souveraineté de l’Etat – de la République – fondée sur une théologie qui situe Dieu tout-puissant hors de portée de l’intelligence humaine : le seul moyen d’envisager l’absolue puissance divine, c’est l’absolue et perpétuelle puissance de l’Etat, qui agit en délégation de la puissance divine. Dès lors, la puissance de la République est suffisante pour résoudre les conflits internes au royaume et les sujets sont portés à l’obéissance. La médiation étatique permet selon Bodin de se passer de la médiation institutionnelle de l’Eglise et la religion est renvoyée à la sphère privée.

Thomas Hobbes prolonge la rupture avec Aristote et Saint Thomas déjà effectuée par Jean Bodin. L’auteur du « Léviathan » postule un état de nature anté-politique (alors que pour Aristote l’homme est naturellement un animal politique) qui est celui des passions et de la guerre de tous contre tous. L’individu en sort par le contrat qui l’incorpore à la République, au souverain qui fusionne la communauté politique et la communauté religieuse – la religion étant produite par les hommes pour compenser l’angoisse du futur. La République de Hobbes est chrétienne, elle est explicitement fondée sur l’Ecriture mais c’est le souverain qui est médiateur, non l’Eglise romaine.

Les pensées de Bodin et de Hobbes proposent une médiation politique qui exclut la démocratie. Au contraire, Spinoza élabore sur un fondement panthéiste une philosophie de la liberté sous l’égide d’un souverain qui doit établir la justice et la charité prescrites par le judaïsme et le christianisme. Jean-Jacques Rousseau exclut quant à lui toute transcendance au profit d’un souverain collectif composé d’individus libres et égaux tout en affirmant la nécessité d’une religion civile dépourvue de dogme. Après la Révolution française, qui sanctionne l’échec des théories du Contrat, Hegel développe une pensée clairement située dans le luthérianisme par laquelle la médiation étatique est inscrite dans le mouvement de l’histoire, qui est histoire de l’Esprit. Le christianisme est défini comme la religion de la liberté mais c’est l’Etat, souverain médiateur, qui réalise dans l’histoire l’authenticité du christianisme.

Cette rapide évocation montre que la modernité ne se conçoit pas sans le christianisme : c’est le christianisme qui établit la distinction des finalités spirituelles et temporelles et qui engendre, dans la France moderne, le principe de laïcité.

La théologie politique

La Révolution française met un terme aux modes de légitimation de l’autorité politique par la théologie. Le concept de « théologie politique » apparaît au 19ème siècle en réaction à la modernité postrévolutionnaire mais sans que les essais de « théologie politique » parviennent à échapper à la modernité. Bernard Bourdin, qui souligne ce point, étudie longuement la pensée de Carl Schmitt : le juriste allemand a le mérite de poser le problème théologico-politique dans un monde qui l’a récusé mais il nie, avec les conséquences que l’on sait, l’existence politique du peuple juif et il rabat l’Eglise du côté de l’Etat afin de tenter de résoudre la question de la médiation chrétienne – mais d’une manière que l’Eglise romaine ne pouvait accepter. Pour le théologien Erik Peterson, l’Eglise se caractérise par la visibilité, le droit et l’universalité, trois caractéristiques qui l’opposent à la visibilité, au droit et à l’universalité des empires et des Etats… La pensée de Carl Schmitt, dans ses variations et son fourvoiement dans un « christianisme païen » compatible avec le national-socialisme, souligne « l’extrême difficulté à conjoindre une structure de pensée théologico-politique avec une théorie séculière du droit et de la politique, thèse qui est pourtant au cœur de la pensée schmittienne. » Il n’y a pas de relation d’identité entre l’Eglise et l’Incarnation, la personne humano-divine du Christ n’est pas le modèle du souverain et la théologie politique se dégrade, chez Carl Schmitt en politique théologique.

La question de la transcendance demeure cependant posée dans le domaine politique et cette transcendance n’est pas concevable sans une pensée de l’histoire que Bernard Bourdin explicite par l’étude de Franz Rosenzweig. L’auteur de « L’Etoile de la Rédemption » estime que le peuple juif est hors de l’histoire et de la condition politique, à la différence des peuples chrétiens qui n’en sont pas moins sur la voie éternelle. Thèse contestable car le peuple juif est à l’origine de la médiation politique puisqu’il choisit la monarchie royale, qui est une voie médiane entre le pouvoir temporel absolu et la théocratie puisque les prêtres n’exercent pas le pouvoir politique mais contrôlent que le roi reste soumis à la Loi.

Théologie du politique

L’échec des théologies politiques, de Joseph de Maistre à Carl Schmitt, laisse entier le problème de la modernité séculière. L’apologie des valeurs libérales et démocratiques et la promotion des droits individuels sont d’ordinaire le fait d’intellectuels et de dirigeants qui se situent après la temporalité chrétienne et les temporalités forgées dans les grands récits hégélien et marxiste. Du coup, le monde moderne se trouve hors de la temporalité historique, dans le court terme rythmé par l’innovation technique. Devenus étrangers au mouvement de l’histoire – par lequel le passé à une signification, et l’avenir une orientation – les peuples de la modernité se retrouvent hors-sol parce que l’apologie des droits de l’individu interdit l’articulation entre le « je » et le « nous », entre la personne et sa collectivité séculière. Mais une société composée d’individus qui vivent pour eux-mêmes et selon leurs droits dans la succession des instants est une société fragile parce qu’elle est sans fondements. Les élites de l’ouest-européen s’accommodent aisément de cette fragilité, qu’elles compensent par la « gouvernance » selon des règles – mais sans tenir compte des mouvements populaires de réaffirmation religieuse, de reprise de conscience historique et de recherche de solutions politiques.

Selon Bernard Bourdin, une théologie du politique peut contribuer de manière décisive à ce mouvement d’affirmation de l’individu dans son histoire et dans la définition du peuple auquel il appartient. Il ne s’agit pas de proposer une « politique chrétienne » ou un christianisme politique sous l’égide ecclésiastique puisque Vatican II a intégré la démocratie moderne aussi fermement que Léon XIII avait voulu le Ralliement des catholiques à la République. Mais le judaïsme et le christianisme, selon leur rapport spécifique à l’histoire et à la politique, peuvent d’abord rappeler que la modernité démocratique et libérale n’est pas compréhensible hors des cadres conceptuels et des problématiques, tant orthodoxes qu’hérétiques (pensons à Hobbes et à Spinoza) qui ont permis la naissance et le déploiement de cette modernité. C’est là une réponse à la question du fondement.

Les théologies juive et chrétienne peuvent également permettre, par-delà tous les populismes, de mieux comprendre le lancinant problème de l’identité collective – du peuple. Tout le monde parle de l’identité, mais l’identité ne peut se définir par rapport à elle-même. L’identité se fonde et se définit par rapport à une altérité : preuve en est la recherche d’altérité dans les sociétés modernes qui a conduit au culte du tyran dans les totalitarismes ou à l’expansion des sectes. Après avoir retrouvé l’histoire, il importe de retrouver la transcendance hors des « religions séculières » qui ont ensanglanté le siècle passé car, comme l’écrit Bernard Bourdin, « transcendance et histoire sont le secret de l’institution du politique ». Il faut une transcendance pour instituer le politique ou plus exactement il faut une anthropologie fondée sur une transcendance pour refonder le politique et pour refaire de la politique par un type d’engagement que Marcel Gauchet présente comme un « civisme chrétien ». Bien entendu, une religion ne doit pas s’épuiser dans le civisme. Mais elle doit permettre le civisme et justifier le civisme chrétien en montrant ce qu’il apporte à la démocratie libérale : une intelligibilité par l’histoire, une compréhension de la transcendance, une pensée de la transmission qui devrait permettre de refonder l’éducation mise à mal par l’application des préceptes d’une modernité qui récuse son passé mais qui pourrait se donner un avenir si le projet que présente Bernard Bourdin pouvait l’inspirer.

***

(1)    Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, Editions du Cerf, 2015. 558 pages. 39€. Préface de Philippe Capelle-Dumont.

Article publié sous pseudonyme – 2016

 

 

 

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires