Après avoir montré et dénoncé la souffrance au travail dans les entreprises soumises aux gestionnaires, Christophe Dejours forge les concepts et indique le processus par lequel le travail bien conçu et pratiqué devient la voie privilégiée de l’émancipation de la personne et de la collectivité laborieuse.
Voici douze ans, la publication de « Souffrance en France » (1) fut un événement, à tel point que c’est depuis ce livre que nous parlons de souffrance au travail et que nous avons appris à en repérer les manifestations – bien avant que les suicides dans les entreprises ne placent un court moment cette tragédie au centre du débat public. L’étude d’un nouvel ouvrage de Christophe Dejours (2) permet de vérifier la nature subversive de l’idéologie gestionnaire et l’intelligence perverse de ses adeptes qui ont systématiquement détruit les principes et les modes d’organisation du travail vivant.
Expliquer et dénoncer ne suffit pas. Compatir et revendiquer des aménagements du système de gestion est inutile. L’heure est à la lutte contre la domination (3) mais hors des sentiers battus et rebattus par les marxismes plus ou moins primaires. Il nous faut une nouvelle théorie du travail qui donnera sens à la révolution politique.
Christophe Dejours s’est attelé à cette tâche immense et dessine une vaste perspective qui va déconcerter la gauche réformiste et l’extrême-gauche figée dans les rouges nostalgies du siècle passé. Nous sommes au contraire tout à fait à l’aise dans ce livre, où nous retrouvons le langage et la réflexion politiques qui nous sont familiers : coopération, délibération, tradition, autorité, arbitrage, légitimité, incarnation. Tels sont les concepts aussi vieux que neufs de la pensée politique européenne, appliqués ici à la collectivité de travail – ce qui peut d’ailleurs poser problème quant à l’idée de légitimité. Il est intéressant d’observer que ce transfert est opéré par un psychiatre et par un psychanalyste (d’où une critique serrée de Freud) qui mobilise toute son expérience de thérapeute. Chemin faisant, il redéfinit les concepts de travail et d’émancipation – ce qui n’est pas moins passionnant.
La nouvelle théorie du travail se fonde sur une définition positive de ce type d’activité : il n’est plus réduit à son étymologie (tripalium) qui évoque la douleur de l’individu asservi. Le travail peut être une servitude ; il peut aussi devenir l’acte accompli avec d’autres en vue de la liberté. Acte libérateur, qu’il est plus exact de désigner comme mouvement d’émancipation pour signifier que l’objectif n’est pas encore atteint.
Cette théorie est essentiellement politique : Christophe Dejours met en valeur la « centralité politique du travail ». Centralité parce que le travail fait lien entre la subjectivité, la politique et la culture – la politique étant la condition d’avènement du travail vivant. Centralité épistémologique aussi puisque l’expérience du travail maintient la relation entre la philosophie et la réalité. Il n’est donc pas étonnant que le psychanalyste utilise ici le langage de la philosophie et de la politique – celui d’Aristote, d’Annah Arendt, de Michel Henry, d’Axel Honneth qui a repris le thème hégélien de la lutte pour la reconnaissance (4)…
Cette théorie politique n’est pas une somme d’abstraction : elle vise à une délivrance effective de l’homme par son travail, dans une lutte acharnée contre la domination, pour en finir avec la peur de l’individu livré par les gestionnaires à la solitude et à l’humiliation, pour retrouver la joie de participer à une œuvre collective, de bien vivre et d’honorer la vie. Qu’on ne croie surtout pas que le livre de Christophe Dejours se termine par une homélie insipide sur les bergeries d’antan et les jolies processions des corps de métier. La lutte contre la domination est périlleuse car on peut se faire retourner et entrer dans le jeu violent du maître. Le travail collectif implique une part de renoncement de l’individu au meilleur de lui-même ou à son égoïsme car le « petit génie » est à tous égards insupportable pour le groupe. L’exercice de l’autorité est toujours au risque de la dérive caporaliste.
Prendre la mesure de ces risques permet de trouver des parades et ne saurait nous dissuader de reconstruire des collectivités de travail, de retrouver des méthodes de coopération, de nous persuader que l’entreprise n’est pas seulement une unité (aujourd’hui défaite) de production, mais un lieu où se tissent des liens de civilité et des rapports de pouvoirs. D’où la nécessité de penser et de favoriser concrètement la reconnaissance de chaque travailleur par les autres travailleurs, de fixer des objectifs au-delà de la production et de la productivité, d’instituer une autorité capable d’arbitrer lors des délibérations et des conflits – assez reconnue et acceptée pour tenir la violence en lisière. « L’autorité est performative, écrit Christophe Dejours. Elle a besoin d’incarnation. Elle a besoin, au moins par intermittence, de passer par un corps vivant ».
Nous sommes bien en pays de connaissance.
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(1) Christophe Dejours, Souffrance en France, Le Seuil, 1998. Voir « Royaliste » n° … ; du même auteur avec Florence Bègue Suicide et travail : que faire ? PUF, 2009 et notre entretien dans Royaliste n° …
(2) Christophe Dejours, Travail vivant, 2-Travail et émancipation, Payot, 2009.
(3) Natacha Borgeaud-Garciandia, Dans les failles de la domination, PUF, 2009. Cf. Royaliste n° …
(4) Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000.
Article publié dans le numéro 962 de « Royaliste » – 2010
Pas simple a suivre tout cela, mais je vais relire et je devrais y arriver, merci pour les efforts l ami