Ukraine : Et si la Russie l’emportait ? par Jean Daspry

Déc 22, 2023 | Billet invité | 2 commentaires

 

 

La seule certitude, c’est que rien n’est certain ». Décideurs et commentateurs de la vie internationale ont une fâcheuse tendance à oublier la pertinence de cet adage latin dans un monde aussi fracturé qu’imprévisible. Comme le souligne l’ambassadeur de France, Gérard Araud, à chaque crise une dictature de l’émotion s’installe, où le but n’est pas de comprendre mais de condamner. Nous vivons sous le règne des certitudes du « camp du Bien ». La guerre entre la Russie et l’Ukraine fournit une parfaite illustration de cette posture morale d’aveuglement par rapport à la réalité. L’Occident décrète ab initio que l’Ukraine, État agressé, sera vainqueur de la guerre lancée par Moscou, État agresseur. Cette affirmation ne faisait aucun doute comme le démontrait le repli russe sur le terrain. La cause était entendue jusque dans un passé très récent. Aujourd’hui, les mêmes envisagent sérieusement l’hypothèse où la cause serait perdue.

LA CAUSE ÉTAIT ENTENDUE

Pour les croyants, les textes sacrés ne se discutent pas. Il en va souvent ainsi dans la sphère des relations internationales. Il y a peu encore, le simple fait de s’interroger sur l’issue finale de la guerre en Ukraine était considéré comme sacrilège par la pensée dominante. Depuis le 24 février 2022, la médiasphère n’avait pas de mots assez durs contre ceux qui osaient braver l’interdit, y compris à titre d’hypothèse d’école. Ils étaient immédiatement cloués au pilori, qualifiés de traîtres, de munichois, de défaitistes, de poutinophiles et autres noms d’oiseaux. Quel était le crime de lèse-majesté dont ils s’étaient rendus coupables ? Celui d’appliquer l’adage, gouverner, c’est prévoir. Ni plus, ni moins. Tout bon stratège se doit d’anticiper toutes les hypothèses. En un mot, penser l’impensable. Mais au pays de la liberté d’expression, c’en était trop. L’agressé l’emporterait, l’agresseur serait défait. La messe était dite. Telle est la ritournelle que grands experts, oracles, émules de la prophétie auto-réalisatrice, politiques aux idées courtes, idéologues de tout poil nous servaient dans les médias en continu. Nous vivons dans le règne de la pensée cadenassée, de la parole bâillonnée sans que cela ne choque outre mesure les partisans du libre-arbitre, de la realpolitik. Aucun argument de bon sens n’était audible dans le brouillard de la guerre surtout lorsque l’Ukraine enchaînait, depuis des mois, les victoires sur un adversaire paraissant déboussolé. Son armée était plus motivée, plus pro-active, mieux équipée, mieux renseignée. Il n’y avait donc aucune raison objective d’envisager le moindre retournement de situation dans l’hypothèse où le conflit se prolongerait au-delà de deux ans, si ce n’est plus. De plus, la communication moderne du président Zelensky l’emportait sur le discours type Pravda du président Poutine. En réalité, nous évoluions dans le déni du réel, ne tenant aucun compte des signaux faibles de plus en plus nombreux parvenant jusqu’à nos oreilles. Pourtant, l’Histoire nous apprend que gagner une ou plusieurs batailles ne signifie pas ipso facto gagner la guerre ! Nos amis américains sont bien placés pour le savoir à la lumière de leurs expériences passées peu concluantes en Irak ou en Afghanistan. Ils l’ont même fait savoir publiquement à l’imprévisible Premier ministre israélien pour le mettre en garde sur l’issue de sa politique d’éradication du Hamas à Gaza et l’inciter à la prudence élémentaire. Or, depuis quelques semaines, la musique de fond que nous entendons se fait différente de celle d’un passé récent. Ce qui était postulat hier pourrait demain être remis en cause. Pour quelles raisons ?

LA CAUSE SERAIT PERDUE

« Les emmerdes, ça vole toujours en escadrille » avait coutume de dire feu le président Jacques Chirac. Le président ukrainien Zelensky paraît aujourd’hui moins assuré qu’il ne l’était hier. Sa communication (voire celle de son épouse) se fait plus rare, plus alarmiste. Il est vrai que sa contre-offensive s’enlise (manque de munitions, épuisement des troupes, interrogations de la population sur l’intérêt de la poursuite de la guerre …), engendrant doute et crainte d’un échec à la faveur de l’hiver. Outre le maintien de sa position défensive consolidée au sud du Dniepr, la Russie poursuit sa politique de harcèlement sur l’ensemble du territoire de l’adversaire. Ce ne sont pas quelques coups d’éclat médiatique ukrainiens contre son adversaire qui changeront le cours du conflit. Nouveauté inquiétante sur le plan intérieur, le Chef d’état-major des armées fait entendre sa différence avec la stratégie de son président. Autre source de questionnement, le président ukrainien s’inquiète d’une possible remise en question du soutien américain en raison de la conjonction de différentes causes : guerre israélo-palestinienne qui détourne durablement l’attention et les subsides du conflit en Ukraine, entrée dans le vif de la campagne pour les élections présidentielles Outre-Atlantique, lassitude progressive de l’opinion publique américaine qui trouve la note un peu salée compte tenu de la situation américaine mais aussi du piétinement ukrainien sur le terrain militaire….

Et cela est d’autant plus inquiétant que le sort de l’Ukraine se joue en grande partie à Washington où le calendrier politique l’emporte sur le calendrier militaire (Cf. sa visite à Washington le 12 décembre 2023). Ne parlons pas de la pusillanimité et de la division des Européens ! L’OTAN annonce des moments difficiles pour l’hiver comme si l’hypothèse d’une défaite de Kiev devenait probable, pour ne pas dire certaine. Ceci conduit Volodymyr Zelensky à rechercher des soutiens hors de l’Occident (Cf. sa participation à l’investiture du nouveau président argentin). Il commence à comprendre que l’Occident domine de moins en moins le monde et qu’il doit en tenir compte. Dans ce contexte, les observateurs commencent à douter de la capacité ukrainienne à récupérer l’intégralité des territoires perdus comme promis par le président Zelensky. Donc à gagner la guerre. Certains Américains et Européens vont jusqu’à promouvoir une solution politique avec le Kremlin.

LE RETOUR DES SOMNAMBULES

« Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Ce jugement de Charles Péguy caractérise parfaitement la cécité de nos élites dirigeantes. Nous sommes entrés dans un monde sans paix où l’Occident se trompe de guerre. Tel est le cas du conflit russo-ukrainien alors que ses paramètres évoluent. Un constat d’évidence s’impose. Dès que la bien-pensance se cogne sur le réel, ressurgissent aussitôt les adeptes de la clairvoyance rétrospective qui nous expliquent aujourd’hui le contraire de ce qu’ils prétendaient hier. À tout le moins, ils se montrent moins péremptoires sur une victoire de Kiev. Sommes-nous suffisamment préparés à cette hypothèse ? Y travaillons-nous pour anticiper ce futur incertain ? Rien n’est moins sûr tant la communication de court terme l’emporte sur la stratégie de long terme, nous promettant de nouvelles surprises stratégiques. Se pose-t-on la question : et si la Russie l’emportait en Ukraine ?

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Jean Daspry est le  pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques.

Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur

 

 

 

 

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2 Commentaires

  1. Cording1

    ENFIN !!!! Oui, je me répète : enfin une analyse lucide de la situation de la guerre en Ukraine. Pour moi qui me penche depuis 2014 sur le contentieux russo-ukrainien et les réalités politiques et économiques des deux pays je craignais bien qu’il ne dégénérât en conflit ouvert et que la puissance russe ne l’emporte tant elle me paraissait supérieure en tous domaines à l’Ukraine.
    Seuls l’Otan et les USA ont permis à l’Ukraine de faire illusion pendant un an à 18 mois en profitant aussi des erreurs et fautes russes. Toutefois la Russie a appris de ses erreurs et fautes en s’adaptant à une donne imprévue. La guerre a changé de nature suite au chantage britannique en mars 2022 pour la fourniture d’armes à l’Ukraine alors qu’un traité de paix était sur le point d’être signé entre belligérants. La connaissance des rapports de force réels permettait d’anticiper un échec de la contre-offensive ukrainienne cet été : l’infériorité notoire des assaillants ukrainiens contre les trois niveaux de lignes de défense russe ( établis alors que les forces ukrainiennes s’escrimaient à défendre Bakhmut ), en artillerie et aviation, missiles en tous genres et drônes.
    Voilà nous avons bercé l’Ukraine de tant d’illusions qu’elle en paie déjà le prix fort et il est à craindre que ce ne soit que le début et que nous allons nous en laver les mains comme les Américains. Lui fournir l’illusion qu’elle va entrer dans l’UE.
    Comme disait Lénine les faits sont têtus. Ou bien on peut dire que le réel résiste et se venge.

  2. DC

    Ce qui vaut pour l’Ukraine en matière de pensée dominante ou de dictature de la pensée ou de liberté de pensée, vaut aussi pour le vaccin PFIZER contre le COVID et la politique mise en place à l’époque.

    Combien de procès en cours actuellement dont on ne parle pas et combien de remises en cause par d’éminents scientifiques ?

    Cordialement