Un fidèle lecteur de « Royaliste », Dominique, m’adresse une critique de l’éditorial que j’ai consacré au « Problème allemand » et qui a été publié sur ce blog. Mes réponses se trouvent à la suite de cette note en onze points.  

 A PROPOS DE L’EDITORIAL N°1033

1)      L’Allemagne affirme, exerce, exporte sa « violence ». Le terme revient à cinq reprises. Il me paraît inapproprié. On aurait pu dire « force », « puissance », « influence », « domination », « hégémonie ». « Violence » sous-entend des actes incontrôlés, renvoyant inconsciemment à une situation délictueuse, actes hors-la-loi, en dehors même du droit de la guerre, par un pouvoir de nature illégitime, ce qui n’est pas le cas.

2)      « J’écris ces lignes avec regret ». Tu introduis du sentiment, tu admets que tu t’es fait des « illusions » sur la « bonne Allemagne » à la manière de Mme de Staël. Je suis surpris d’un tel « idéalisme » de ta part. Je n’en crois rien. Le lecteur peut être induit à penser que ta réflexion est ironique, ce que je ne pense pas.

3)      « Lorsque l’Allemagne a recouvré sa pleine souveraineté en 1990, elle a abandonné tout projet d’impérialisme ethnolinguistique ». Donc avant 1990, l’Allemagne entretenait encore de tels projets : entre 45 et 90 ? Je ne vois pas. Je crois percevoir ici les thèses de Yvonne Bollmann (« la bataille des langues »).

4)      « Nous pouvions espérer qu’elle apporterait une contribution paisible et démocratique à l’équilibre des ensembles européens ». Donc après 1990, tu ne tiens pour rien les projets Schaüble/Lamers de 1994, le discours de Joschka Fischer (ministre des affaires étrangères) à l’Université Humboldt en 2000 et les actuelles propositions sur la table. Le nom et l’œuvre de Jürgen Habermas ne te sont pourtant pas inconnus. La vérité est que nous fatiguons ceux qui sont le mieux disposés envers nous. Il n’en reste plus qu’un, le brave Wolfgang Schaüble, actuel ministre des Finances. C’est bientôt tout.

5)      « La chancelière, le gouvernement et les principaux partis politiques ». Ce qui ne laisse en dehors du consensus que l’extrême-gauche (« die Linke ») et l’extrême-droite (NPD). Le nouveau parti anti-Euro (« Alternative für Deutschland ») recrute pour l’essentiel dans les rangs de la CDU et des autres grands partis, mais il risque de favoriser les extrêmes. J’y vois un parallèle avec la France : Marine « monte » actuellement à la faveur de la campagne anti-Euro, thème sur lequel elle s’est recentrée. Je note que l’union des grands partis en Allemagne, qui débattent entre eux de la politique économique, se manifeste d’abord à travers l’adoption par le Bundestag des projets d’aide aux pays endettés ; chaque plan d’aide y est dûment discuté et approuvé (Mme Merkel et la CDU sont en minorité au Bundesrat). A chaque fois, le gouvernement doit se battre pour faire approuver ces plans d’aide. Où cherches-tu la démocratie côté allemand ou côté français ?

6)      « Il n’y aura pas d’affrontement militaire, l’Allemagne ayant renoncé au nucléaire ». Comme tu y vas ! Exclure cette hypothèse suppose d’abord de l’avoir considérée, laissant croire au lecteur qu’elle n’est pas impossible pour ensuite l’écarter. Fichtre !

7)      « Délocalisations en Europe centrale à bas salaires », « importation de main d‘œuvre de l’Est à bon marché », telles seraient les clés de la compétitivité allemande. Tu balayes allégrement un événement capital, l’absorption de la RDA. L’Est dont tu parles commençait en Allemagne même : deux décennies de mise à niveau de la partie orientale de l’Allemagne et ça n’est pas fini : l’Allemand moyen continue de payer pour l’Allemand de l’Est. Pas nous. Ce qui s’est passé c’est d’abord ce que l’on a appelé les « maquiladoras à l’envers ». Les Américains installaient des usines (maquiladoras) de l’autre côté de la frontière mexicaine. Les Allemands les ont installées en deça de l’Oder plutôt qu’en territoire polonais, mais avec des travailleurs polonais qui pouvaient même continuer d’habiter en Pologne (phénomène des frontaliers). D’une manière générale, c’est l’effort de remise à niveau de la RDA qui a obligé l’économie allemande à se restructurer en profondeur à prix élevé, dont elle retire les bénéfices aujourd’hui mais qui l’a maintenue une décennie derrière la France qui n’a pas eu à consentir de tels sacrifices!

8)      « L’Allemagne exporte principalement dans la zone Euro ». C’est vrai : 60% de ses exportations contre environ 40% pour nous. Mais on oublie que les Allemands exportent plus de deux fois plus que nous en valeur absolue. Donc ils exportent au total plus que nous dans la zone hors Euro ! Par exemple la Chine : l’Allemagne y détient désormais 5,3% du marché contre 1,27% pour la France. Mais attention si l’Allemagne est le 3e exportateur au monde, la France  demeure la 6e puissance exportatrice au monde devant la Grande-Bretagne. Elle exporte deux fois plus en Allemagne que dans le reste du monde. Elle ne peut pas se permettre à mon avis de chocs extérieurs.

9)      « La crise chypriote ». Ce n’est pas l’Allemagne qui s’en est pris aux dépôts des particuliers à Chypre. Ce sont les politiciens chypriotes de droite nouvellement élus (contre le dernier gouvernement contrôlé  en Europe par un parti communiste) qui n’ont pas voulu isoler les déposants russes et ont voulu faire une mesure apparemment générale. Ne me parle pas d’ailleurs de Chypre dont tu sais combien j’ai combattu l’entrée dans l’Union européenne alors qu’elle avait refusé le plan de paix de l’ONU approuvé par Chypre du Nord !

10)   « Grecs, Portugais, Espagnols, qui s’exilent en Allemagne ». Mais que fais-tu de la libre circulation des hommes au sein de l’Union, l’un des avantages cardinaux de l’Union. On ne « s’exile » pas au sein de l’Union. Chaque citoyen européen doit pouvoir se sentir chez lui partout dans l’Union. Et combien de Français ou d’Allemands n’ont-ils pas de résidences en Grèce et au Portugal voire y travaillent sans léser quiconque ?

11)   La cerise sur le gâteau, si j’ose dire : « les prestations sexuelles » à bon marché procurés par la main d’œuvre de l’Est. J’aimerai connaître le différentiel des tarifs desdites prestations à Berlin et à Paris des personnes j’imagine de même origine ici et là. Car il doit y avoir autant de « travailleurs du sexe » de l’Est, hongroises ou roumaines et autres, en France qu’en Allemagne. Mais je n’étais pas habitué de ta part à ce type d’argument, si tu me permets, en dessous de la ceinture.

Dominique

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EN RÉPONSE :

Où est le problème (allemand) ?

Mon critique et ami me permettra de concentrer mes réponses à la note en quinze points qu’il a bien voulu m’adresser.

1/ Mon statut de directeur politique ne me permet pas d’exprimer des sentiments personnels – sauf exceptions assorties en ce cas d’explications. J’écris parfois à la première personne pour alléger le style mais j’exprime aussi fidèlement que possible une ligne qui a été discutée et adoptée par les adhérents réunis en congrès. L’éditorial de « Royaliste » est sous le contrôle du Comité directeur, et plus précisément sous celui du Directeur général de la Nouvelle Action royaliste. Le style, évidemment personnel, tente d’éviter la pesanteur des communiqués mais je suis le porte-parole d’une organisation politique. Cela signifie que je mets mes « sentiments » et mes « croyances » de côté – surtout lorsqu’il s’agit de l’Allemagne en raison de mon histoire familiale.

2/ Nous n’avons jamais cru à une « bonne » Allemagne, pas plus qu’à une « mauvaise ». Quant au « projet d’impérialisme linguistique », je regrette en effet une allusion trop rapide au débat qui a eu lieu à la NAR avant le référendum sur le traité de Maastricht. Il y avait de bonnes raisons – économiques et monétaires – de voter Non et nous avons fort bien compris que des adhérents de la NAR suivent le conseil du défunt comte de Paris plutôt que le nôtre. En faveur du traité, il y avait aussi de bonnes raisons politiques, qui l’ont emporté, après maints débats approfondis au sein de notre mouvement : il fallait, disions-nous, « arrimer solidement l’Allemagne unifiée dans une organisation équilibrée de l’Europe ». Tel était le souci prédominant de la France, dont m’avaient fait part les conseillers de François Mitterrand et le ministre des Affaires étrangères. J’ajoute que la France souhaitait retrouver une part de sa souveraineté monétaire : par l’Union économique et monétaire, elle pensait pouvoir en finir avec la zone mark.

Dans mon éditorial, j’aurais dû écrire que l’Allemagne de 1990 renonçait de facto à toute tentation d’impérialisme ethnolinguistique afin d’indiquer que le risque éventuel se situait dans l’avenir. Nous n’avons jamais repris les thèses d’Yvonne Bollmann (1), et je ne me souviens pas qu’elle ait été élogieusement citée dans « Royaliste ». Nous avons été par ailleurs d’une grande modération lors des déchirements yougoslaves dans lesquels l’Allemagne porte, avec d’autres Etats, une lourde responsabilité…

Le problème, c’est que le pari de l’Union économique et monétaire a été perdu par la France. La politique monétaire allemande n’a pas été diluée dans la zone euro, comme le souhaitait François Mitterrand. N’oublions pas, cependant, que le traité de Maastricht évoquait une union monétaire. La création de la monnaie unique a été décidée lors du Conseil européen de Madrid en décembre 1995. Jacques Chirac, puis Lionel Jospin et les jospinistes après 1997 n’ont pas vu ou voulu voir que la  prétendue monnaie unique a été créée selon l’idéologie monétaire allemande et aux conditions fixées par Karl-Otto Pöhl, le président de la Bundesbank : indépendance de la Banque centrale européenne et réseau décentralisé de banques centrales, stabilité des prix et, bien entendu, monnaie aussi « forte » que le mark était « fort » (2).  C’est ainsi que nous sommes tombés dans le piège de l’euro…

3/ Dans l’éditorial critiqué, nous n’avons pas porté de jugement sur la démocratie en Allemagne mais sur le gouvernement allemand. La violence évoquée est celle qui est contenue dans la monnaie et qui est libérée par l’actuelle politique monétaire. C’est une violence faite aux salariés allemands, victimes de la politique de déflation. C’est une violence qui est effectivement exportée en Grèce, au Portugal, en Espagne, à Chypre, en France : la rigueur budgétaire, la baisse du pouvoir d’achat, la baisse des salaires, la réduction des dépenses de santé ont des effets destructeurs. Les Grecs qui voient des proches se suicider et qui ne parviennent plus à nourrir correctement leurs enfants considèrent qu’ils sont victimes d’actes de guerre : leur reprochera-t-on de ne pas avoir vérifié dans un traité de droit international la rectitude juridique de leurs impressions ? Il en est de même pour le sentiment d’exil éprouvé par les Grecs, les Portugais et les Espagnols qui sont obligés d’aller travailler en Allemagne : juridiquement, ils ont tort car ils ont un passeport de l’Union européenne mais ce document ne saurait effacer leur douleur ou leur colère (3). Le gouvernement allemand oublie l’expérience Brüning : la violence des politiques de déflation se retourne tôt ou tard contre leurs auteurs.

4/ La question militaire est évoquée brièvement pour dissiper une crainte fort répandue qui est provoquée par la fausse analogie entre la crise de 1929 et celle que nous subissons : la crise engendre l’extrémisme qui provoque la guerre. Les deux époques ne sont pas comparables : les systèmes totalitaires ont disparu et la dissuasion nucléaire protège la France. Il n’est pas inconvenant de rappeler que l’Allemagne a renoncé à l’arme nucléaire : c’est au contraire rassurant pour tout le monde. L’Allemagne n’étant plus une inquiétante question géostratégique, il reste à affronter un problème allemand, grave mais cependant limité au domaine monétaire et économique… qui nous conduit à préconiser une solution sur ce même terrain.

5/  Nous n’avons pas à adopter le point de vue d’un juge qui mettrait dans la balance les sacrifices consentis par les Allemands et les nôtres, les bonnes intentions allemandes et nos éventuelles arrière-pensées cocardières. Jürgen Habermas a développé de bien belles réflexions sur l’éthique de la discussion et l’Europe post-nationale mais le projet politique du philosophe a échoué (4).

Nous sommes aujourd’hui dans une confrontation d’intérêts nationaux. La discussion sur les modalités de la réunification reste ouverte mais il importe de s’en tenir aux causes immédiates de la crise de la zone euro : les mesures de dévaluation interne prises par Gerhard Schröder et confirmées par Angela Merkel. Ces mesures ont permis une constante augmentation de la balance commerciale allemande – au prix du déficit corrélatif croissant de l’Italie, de l’Espagne, de la France, de la Grèce. On ne peut se satisfaire de notre rang au palmarès des grandes puissances exportatrices et saluer en bons joueurs les succès allemands. Nous ne sommes pas dans une compétition sportive mais face à un gouvernement qui veut maintenir la zone euro tout en refusant de financer le rétablissement des pays en crise. Berlin se moque des techniques de renflouement – à Chypre ou ailleurs – pourvu qu’elles soient locales. D’où la violence des mesures imposées par la Troïka en Grèce. D’où le conseil que « le brave » Wolfgang Schaüble donne à notre gouvernement : poursuivre les « réformes structurelles » qui sont en train de détruire les économies et les sociétés voisines. Comme d’habitude, ce sont les mêmes conseils que donne le commissaire européen pour les Affaires économiques et monétaire… en attendant l’homélie du président de l’Eurogroupe. La réponse que le gouvernement français ne veut pas donner est dans la sortie de la zone euro en vue de la création d’un nouveau système monétaire européen.

6/ L’allusion aux prestations sexuelles à bon marché effectuées par des femmes immigrées ne relève pas de l’argument au-dessous de la ceinture. Nous sommes informés sur ce point par des syndicalistes allemands mais si l’on trouve que cette source est suspecte, on peut consulter la presse allemande – par exemple le Die Welt de décembre 2012 et le Augsburger Allegemeine Zeitung du 6 février 2013 qui ont publié des enquêtes approfondies sur ce sujet.

7/ Nous souhaitons que le peuple allemand renoue avec la tradition socialiste qui a inspiré le mouvement ouvrier dans le premier tiers du XXe siècle. Ce ne sont pas seulement les Grecs, les Portugais, les Espagnols, les Chypriotes… et les Français qui ont de bonnes raisons de se révolter.

***

(1)   Je n’ai pas lu les livres d’Yvonne Bollmann qui, me dit-on, dénonce les visées culturelles de l’Allemagne hors de ses frontières.

(2) Pour un historique plus précis, cf. mon ouvrage Le krach de l’euro, Editions du Rocher, 2001. Je me suis expliqué, dans « Royaliste » en 2002, sur mes erreurs d’anticipation.

(3) L’immigration a augmenté de 1 081 000 personnes en 2012 (+ 13% et 30% des nouveaux arrivants viennent de pays en crise : Slovénie, Grèce, Espagne, Portugal, Italie.

(4) Jürgen Habermas écrit que le projet de Joschka Fisher est « trop vite épuisé » et se dit déçu par la politique allemande « insensible, inflexible (sur les concessions économiques) » depuis l’arrivée de Schröder au pouvoir. Voir l’article de Gérard Leclerc : « Habermas et la démocratie universelle », dans le numéro 1015 de « Royaliste ».

 

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