Pour beaucoup de nos concitoyens, le royalisme évoque une guerre civile (la Vendée), une idéologie réactionnaire (la Contre-Révolution) et un mouvement extrémiste (l’Action française). Cette vision déformée s’explique par le fait qu’il n’existait pas jusqu’à présent d’histoire complète du royalisme français. Évolutions politiques, courants, influences, « état des lieux » en cette fin de siècle : notre directeur politique dessine dans un ouvrage qu’il vient de publier une perspective générale dont il précise ici quelques traits.

Sylvie Fernoy : Voici donc notre histoire…

Bertrand Renouvin : Précisons ! Il s’agit d’un essai sur l’histoire des royalistes, et j’ai eu des ambitions très « militantes ». La première, c’est d’inciter les historiens de métier à mettre en chantier une histoire générale du royalisme français qui devrait nécessairement comporter plusieurs tomes tant la matière est riche.

Cette histoire du royalisme est aussi indispensable à la compréhension de la France actuelle que celle du socialisme et du communisme ; elle devra mobiliser des spécialistes d’histoire politique, des constitutionnalistes, des sociologues, des philosophes du droit, des historiens des mentalités, afin que nous puissions disposer d’un tableau d’ensemble, aussi précis et complet que possible de notre tradition. Nous bénéficions déjà de travaux nombreux et excellents, dont je me suis abondamment servi ; je pense aux livres d’Eugen Weber sur l’Action française, de Robert Griffiths sur les monarchiens, de Gérard Gengembre sur la Contre-Révolution, de Jean-Clément Martin sur la guerre de Vendée, de Marcel Gauchet sur Benjamin Constant, de Pierre Rosanvallon sur Guizot, de Jacques Krynen sur les conceptions médiévales de la royauté… Mais il manque le tableau d’ensemble d’une tradition – la plus vieille de l’histoire de France – qui a toujours su se renouveler dans une plus ou moins grande fidélité à ses principes.

Sylvie Fernoy : En attendant ce tableau général, quelles carences peut-on souligner ?

Bertrand Renouvin : Quelques travaux pionniers sur Jacques Bainville nous font désirer une grande biographie de cet historien qu’on commence à rééditer. Cette biographie existe : elle n’attend plus que son éditeur ! Une recherche sur les royalistes dans la Résistance est indispensable, et je regrette qu’aucun chercheur ne se décide à l’entreprendre. Bien des figures des XVIIIe et XIXe siècles méritent une thèse : le monarchien Lally-Tollendal, le catholique social Armand de Melun, le libéral « doctrinaire » Royer-Collard. Pour le XXe siècle, j’espère des recherches approfondies sur le royalisme de Georges Bernanos et sur celui de Pierre Boutang.

Sylvie Fernoy : Et la deuxième ambition ?

Bertrand Renouvin : Présenter aux royalistes de tous les courants et de toutes les sensibilités une histoire intellectuelle et politique de leur tradition. La mémoire royaliste est pleine de trous. Il y a trop de personnages qui restent méconnus, certains courants ont été surévalués (je pense à l’Action française) alors que d’autres (les libéraux) se sont trouvés rejetés dans l’ombre : depuis deux siècles, beaucoup de préjugés et d’erreurs ont été diffusés par les milieux royalistes avant d’être repris par leurs adversaires.

Sylvie Fernoy : Des exemples ?

Bertrand Renouvin : La dénonciation des « faux dog mes de 1789 » par les contre-révolutionnaires et les maurrassiens nous ont fait oublier que la Déclaration des Droits de l’Homme est l’œuvre de Mirabeau, pour le Préambule, et des monarchiens pour les principaux articles. Autre exemple : le courant absolutiste de l’Action française a largement contribué à l’oubli dans lequel étaient tombés les monarchistes libéraux du XIXe siècle. Ces mutilations de la mémoire ne m’indignent pas : il est habituel qu’un courant politique veuille annexer la totalité de la tradition qu’il affirme représenter et se proclame seul et unique détenteur de la vérité de l’Idée. J’ai voulu donner une représentation plus juste, mieux équilibrée, des divers courants et de l’influence qu’ils ont exercée.

Sylvie Fernoy :  Comme tu es toi-même un militant qui fait l’histoire de sa tradition, on t’accusera de partialité !

Bertrand Renouvin : Je ne prétends pas à la pure objectivité, et je ne nie pas avoir eu un regard critique, qui procède des conceptions développées par notre propre mouvement. Mais cette histoire faite par un militant n’est pas une histoire sectaire. On remarquera que ce livre est publié sous l’égide du professeur Luchaire, mon directeur de collection, qui m’a honoré d’une très aimable préface. Or nul n’ignore que l’éminent juriste qu’est François Luchaire appartient à la grande tradition radicale : son point de vue, très informé et tout à fait neutre par rapport aux différentes tendances royalistes, représente une garantie pour le lecteur. De plus, l’ensemble de mon travail est appuyé sur des références a des travaux scientifiques effectués par des universitaires de grande réputation : ma dette est immense à l’égard de Blandine Kriegel (pour le chapitre sur les légistes du roi), de Hervé Robert (pour l’orléanisme), de Stéphane Rials (pour le légitimisme), de Robert Griffiths (pour les monarchiens), et de celles et ceux qui ont collaboré au Dictionnaire critique de la Révolution publié sous l’égide de François Furet et de Mona Ozouf. J’ajoute que mon livre aurait été meilleur si j’avais pu connaître l’ouvrage fonda mental que Lucien Jaume vient de publier sur le libéralisme français (L’individu effacé, chez Fayard) que nous présenterons dès que possible à nos lecteurs. Et j’assiste actuellement au séminaire de Ran Halevi sur l’idéal de la modération au XVIIe et XVIIIe siècle qui m’ouvre de nouvelles perspectives.

Sylvie Fernoy : Quels angles as-tu retenus pour présenter cette histoire ?

Bertrand Renouvin : J’ai pris trois points de vue. D’abord, l’histoire politique du royalisme : les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires en 1789 et après, les légitimistes et les orléanistes, l’Action française et ses dissidences. Ensuite la présentation des courants intellectuels : la tradition légiste, matrice longtemps méconnue ou ignorée, puis les courants modernes : les libéraux, les contre-révolutionnaires, les catholiques sociaux, les absolutistes (le maurrassisme), la gauche royaliste, et le royalisme républicain qui est représenté par la Nouvelle Action royaliste. J’ai enfin tenté une analyse de l’influence exercée depuis deux siècles par les royalistes – sur la Révolution, sur nos institutions politiques (le régime parlementaire, la Ve République), et sur certains personnages (le général de Gaulle, François Mitterrand).

Sylvie Fernoy : Tu oublies la quatrième partie…

Bertrand Renouvin ; Non, mais je la mets à part : c’est une présentation de la situation actuelle du royalisme. Le recul manque pour que l’étude soit vraiment historique, et je m’en suis tenu à un relevé quasi-notarial des organisations et des publications qui existent actuellement, assorti d’une esquisse sociologique très rapide et prudente car aucune organisation n’a envie d’ouvrir ses fichiers et ses archives.

Sylvie Fernoy : Ton « invention » d’un royalisme républicain sera contestée ou risque de ne pas être comprise.

Bertrand Renouvin : J’en ai pris le risque, mais je crois que cette manière de définir la Nouvelle Action royaliste est rigoureuse : nous nous reconnaissons dans la définition de la République telle qu’elle a été donnée par la tradition occidentale, d’Aristote à Rousseau en passant par les théologiens médiévaux et par les légistes de la Renaissance : la République, c’est la Politique, c’est le souci du bien commun, c’est le gouvernement. La République est un idéal, ce n’est pas un régime. Et le régime monarchique est républicain quand il tend vers cet idéal de la res publica. Ce qui parait audacieux ou provocateur dans notre « royalisme républicain » n’est donc que la reprise d’une tradition bien plus ancienne que notre nation. La Nouvelle Action royaliste n’est donc pas, dans le domaine intellectuel, une création ex nihilo.

Sylvie Fernoy : Justement, par rapport à l’histoire moderne du royalisme, quelles sont nos filiations ?

Bertrand Renouvin : Contrairement au cliché médiatique, nous ne devons rien au royalisme de gauche – petit courant hétéroclite dans lequel j’ai rassemblé le très marginal Cercle Proudhon, la brève tentative de Georges Valois et le socialisme monarchique apparu à la Libération. Nous cousinons avec les royalistes catholiques-sociaux, nous nous retrouvons dans leur conception de l’État protecteur des groupes sociaux et des personnes, mais nous sommes trop rigoureusement laïques pour reprendre l’ensemble de ce courant de pensée. Nous sommes des libéraux dans la mesure où nous défendons le gouvernement parlementaire et la distinction entre l’espace public et le domaine privé, mais j’attends d’avoir lu l’ouvrage de Lucien Jaume pour faire complètement le point par rapport au libéra lisme politique. Notre filiation la plus nette est celle qui nous relie aux monarchiens : radicalité de leur lutte contre la société d’Ancien régime – celle des privilèges, des ordres vermoulus – et contre l’absolutisme ; reconstruction de l’État de droit, défense d’une autorité royale qui est indispensable au gouvernement représentatif. Les monarchiens ont été battus en 1789 mais ils triomphent avec la constitution gaullienne de 1958. Maintenant que l’État est restauré (et dans l’espoir qu’il retrouvera sa force symbolique grâce à la légitimité royale) nous devons reprendre le mouvement révolutionnaire visant à refonder dans la société française tout ce qui l’ultra-libéralisme est en train de détruire et à changer une classe dirigeante qui a failli.

Dans la conjoncture actuelle, il est normal que nous soyons particulièrement attentifs à l’exemple des monarchiens – sans chercher à les imiter ! Et puis, il faut en finir avec ce cliché d’une Révolution qui aurait été « républicaine » (au sens moderne) dès 1789. La Révolution française, dans sa part positive, est l’œuvre de personnages et de groupes qui n’apprécient guère le roi – et encore moins la Cour – mais qui n’envisagent pas la disparition de la royauté. Pensons au rôle de Barnave après Varennes, sur lequel j’aurais aimé m’attarder. Quant aux filiations, il faut aussi évoquer des personnages qui ne se situent pas dans un courant – Georges Bernanos, Maurice Clavel, François Perroux – et qui exercent sur nous une très grande influence. Mais nous sortons là de l’histoire pour retrouver la vie présente, les réflexions et les engagements de notre journal et de notre mouve ment.

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Entretien publié dans le numéro 696 de « Royaliste » – 1er décembre 1997.

Bertrand Renouvin, Le royalisme, histoire et actualité, Editions Economica, 1997.

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