Urbanité : Relire Roland Castro (1) – Chronique 194

Août 19, 2023 | Res Publica

 

 

Les émeutes qui ont dévasté de très nombreux quartiers au mois de juin (1) auraient dû redonner une pleine actualité à la réflexion, aux combats et aux réalisations de Roland Castro, architecte et militant engagé dès avant Mai 1968 dans un combat pour la civilisation urbaine (2).

A droite et à gauche, on a préféré reprendre les mêmes postures et sacrifier aux habituelles polémiques sur le maintien de l’ordre et sur l’immigration. Après un moment de panique, la gouvernance macronienne a repris ses activités routinières, en espérant un retour à la normale. Le problème, c’est que les retours à la normale, depuis quarante ans, laissent sur le terrain des quantités croissantes d’explosif social.

La perspective d’une future explosion, encore plus violente et dévastatrice, devrait inciter à reprendre l’ensemble de la question urbaine pour en faire l’un des enjeux de la politique de la nation. Cependant, il ne suffit pas de proposer un remodelage des “quartiers difficiles” car ces quartiers ne sont ni concevables ni habitables sans la ville dans laquelle ils sont situés, qui est tributaire des grandes décisions nationales. Le débat qu’il faudrait ouvrir porte sur l’urbanité, c’est-à-dire sur les caractéristiques mêmes de la ville, confrontée à toutes les violences engendrées par le néolibéralisme. Or les discussions et les polémiques portent sur des domaines spécifiques : l’aménagement des villes et des banlieues, le patrimoine à entretenir et à sauver, les évolutions du marché de la construction, l’état des logements et le prix des loyers…

La vision d’ensemble fait d’autant plus défaut que les grands intellectuels du siècle dernier n’ont pas jugé bon de réfléchir sur la ville. Roland Castro note que “L’immense effervescence intellectuelle de l’après-guerre laisse donc complètement de côté la cité, sa mémoire, sa fabrication. Pas de trace chez Sartre, chez Merleau-Ponty, ou chez Camus de la moindre discussion à ce sujet. L’intelligentsia qui rebâtit notre avenir est aveugle, absente du sensible et du concret de la cité. Ce fameux homme fait de tous les hommes, dont parle Sartre, au fait, où habite-t-il ?” (3). Le silence des intellectuels n’était pas complet puisque, dans les années soixante, les éditions du Seuil avaient publié l’ouvrage majeur de Lewis Mumford (4) tandis que, dans les marges du marxisme, Henri Lefebvre consacrait plusieurs de ses ouvrages à la ville (5).

C’est en 1966 que la question urbaine est posée en termes neufs, hors de l’intelligentsia parisienne mais non loin de ces cafés préférés : à l’Ecole des Beaux-Arts où éclate une révolte dont Roland Castro fut l’un des artisans. Contre l’académisme, les étudiants exigent de travailler sur le logement et mettent en cause l’ensemble d’un système. Désormais, impossible de dessiner sans penser car l’architettura e cosa mentale. Dans un texte enfiévré, Roland Castro affirme que “l’architecture est un problème politique. L’architecture est un service national. Elle est la propriété de la nation et de ses forces sociales antagonistes” (6). Dans les années qui suivirent, il précisa sa critique de l’urbanisme contemporain dans des articles et des livres qui permettent de comprendre pourquoi la crise n’a cessé de s’amplifier.

C’est dans les années trente, nous dit Roland Castro, qu’on trouve l’origine d’une nouvelle pensée totalisante, fonctionnaliste, en lien avec les totalitarismes nazi et stalinien qui ont créé leur propre style architectural. Après les réussites constituées par les cités-jardins et par la ceinture des Habitations à Bon Marché (HBM) de Paris, le Bauhaus et Le Corbusier professent une idéologie radicale, qui fait table rase du passé. L’avant-garde architecturale privilégie la forme de bâtiments sans le moindre ornement, qui ne sont plus inscrits dans la ville mais qui vont lui donner sa nouvelle configuration, faite de constructions rigoureusement proportionnées qui accueillent toute la lumière du jour.

Pris en tant que tels, les bâtiments de l’avant-garde sont remarquables et parfois magnifiques mais leurs imitations médiocres, massivement reproduites à l’aide de matériaux préfabriqués, seront d’autant plus désastreuses qu’ils répondent aux principes fixés en 1933 par Le Corbusier dans la Charte d’Athènes. Ce texte fondateur proscrit la reproduction des anciens styles dans les constructions neuves ainsi que les “tracés d’ordre somptuaire” qui nuisent à la circulation automobile. Les alignements des habitations sur le bord des rues doivent être proscrits parce qu’ils n’assurent pas l’ensoleillement de la majorité d’entre elles. Surtout, Le Corbusier propose de séparer les quatre fonctions majeures de l’urbanisme : habiter, travailler, circuler, se divertir – dans des villes où l’on construira en hauteur des immeubles séparés par des espaces verts et reliés par des rues dédiées tantôt à la promenade, tantôt à la circulation.

Après la Libération, la reconstruction se fait sans réflexion urbanistique. Malgré quelques réussites – Roland Castro cite Saint-Malo, Le Havre et Royan – l’ensemble de la période se caractérise comme une occasion manquée de concilier la tradition et la modernité. C’est à la suite de ce ratage que les principes affirmés par Le Corbusier vont être appliqués à la construction massive de logements. Celle-ci répondait à une impérieuse nécessité, mais le mélange de technocratie, de clientélisme et de productivisme hâtif va donner aux banlieues populaires l’allure que nous leur connaissons.

N’oublions pas que les plans présentés par Le Corbusier étaient à l’époque fort séduisants : supprimer les taudis, offrir des appartements lumineux et dotés du confort moderne, dessiner des axes rationnels de circulation, aérer et verdir les villes… Après les ruines de la guerre et sur les terrains vagues que le cinéma des années cinquante nous fait apercevoir, des quartiers et des villes nouvelles faites d’immeubles blancs aux lignes pures se détachant sur le ciel donnaient l’idée d’une vie d’autant plus confortable que les appartements neufs pouvaient accueillir les équipements et ustensiles fournis par la société de consommation et de production de masse…

Ces beaux espoirs furent vite déçus.

(à suivre)

***

1/ Voir l’éditorial du numéro 1260 de Royaliste : https://www.bertrand-renouvin.fr/pour-restaurer-lautorite/

2/ La Nouvelle Action royaliste avait noué des liens amicaux avec Roland Castro, au fil de maintes discussions. Cf. par exemple : https://www.bertrand-renouvin.fr/lettre-ouverte-a-roland-castro/

3/ Roland Castro, Civilisation ou barbarie, Plon, 1994, p. 69.

4/ Lewis Mumford, La cité à travers l’histoire, Le Seuil, 1964.

5/ Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Anthropos, 1964.

6/ Roland Castro, op.cit. p. 93.

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