Nous sommes en train de vivre l’un des plus grands mouvements sociaux de toute notre histoire. Il n’est pas encore possible d’en prendre toute la mesure, faute de distance par rapport aux événements. Cependant, la dynamique observée depuis janvier vient démentir le récit d’un peuple résigné, fragmenté et devenu largement indifférent aux affaires de la cité.

Dans les rues et par diverses modes d’expression, les classes moyennes et populaires manifestent une même volonté de blocage des réformes néolibérales, une même détestation d’Emmanuel Macron. L’intersyndicale exprime cette volonté unitaire, qui demeure vive malgré les déconvenues provoquées par les manœuvres gouvernementales et par le Conseil constitutionnel.

Au lieu de s’étioler, le mouvement est stimulé par l’attitude du milieu dirigeant, qui joue en même temps de la séduction grossière et de l’intimidation. Pris dans ce jeu, le polyvalent de l’Elysée, le romancier de Bercy et le Matamore de la place Beauvau ne veulent pas voir que tous les Français en colère ne sont pas encore descendus dans la rue – alors que la hausse insupportable des prix alimentaires y poussera tôt ou tard citadins et ruraux.

Toute révolte naît du sentiment que l’intolérable est atteint. La retraite à 64 ans est intolérable. L’inflation sans hausse proportionnelle des salaires et des retraites est intolérable. Les logiques de précarité, de relégation, de déclassement, sont intolérables. Face à ce sentiment justifié et quotidiennement vécu par des millions de Français, face à la volonté massive de bloquer le système qui produit depuis quarante ans de la violence et du désespoir, la gouvernance oligarchique est aujourd’hui paralysée et divisée.

Tel est le fait nouveau. Vainqueur par rejet en 2022, Emmanuel Macron n’a pas obtenu la majorité soumise dont il avait besoin pour imposer une nouvelle série de recettes néolibérales. La réforme des retraites aurait dû rassembler tous les clans de l’oligarchie mais la défection d’une fraction de la droite libérale a marqué la fin du fait majoritaire. Comme la lutte de succession est déjà engagée dans la macronie, comme l’équipe au pouvoir est soutenue par des groupes sociaux très minoritaires dans le pays, l’Elysée et Matignon vont simplement tenter des manœuvres de survie sous le regard courroucé du patronat, des milieux financiers et, par conséquent, des médias.

D’où une question qui va devenir cruciale : que se passe-t-il quand un pouvoir paralysé affronte un mouvement social aussi massif que déterminé ? L’oligarchie n’a plus rien à attendre des techniques éculées de la communication, que les postures d’une Marlène Schiappa, dans Playboy, et d’un Bruno Le Maire, chez Gallimard, achèvent de ruiner. L’éclatement de l’intersyndicale, selon le vœu sans cesse exprimé par la classe dirigeante, provoquerait un désespoir lourd de violences qu’une police fatiguée de subir les effets de l’injustice sociale serait une fois de plus – ou de trop – chargée de réprimer.

Restent les mesures ponctuelles, déversées par voie réglementaire dans divers domaines et mises en scène par Emmanuel Macron en bras de chemise, volant d’un endroit à l’autre et dissertant sous protection des CRS et de la Gendarmerie. Cette agitation ne peut nous faire oublier que le gouvernement n’est plus qu’une gouvernance opérant sous contrainte bruxelloise, francfortoise et américaine. Objet de la vindicte publique, Emmanuel Macron n’est qu’un gestionnaire qui navigue à l’intérieur de ce système contraignant, pliant toujours sur l’essentiel et négociant quelques facilités marginales. C’est donc l’ensemble du dispositif néolibéral qu’il faut récuser, en soulignant les impasses de tout réaménagement sectoriel.

Le constat vaut pour la macronie comme pour les oppositions. Les problèmes ne se traitent pas dans des dossiers. Tous les facteurs de régression et de crise sont imbriqués. Ils forment une totalité opaque, menaçante et fragile que divers pouvoirs étatiques, financiers et monétaires s’efforcent de maintenir dans sa violente instabilité, en raison des prodigieux profits qu’en tirent les minorités privilégiées.

D’où l’impossibilité pratique du réformisme. La politique de l’environnement implique un nouveau mode d’industrialisation, qui n’est pas concevable sans une économie mobilisée, protégée par des tarifs douaniers et par une stratégie fondée sur la libre disposition de l’instrument monétaire. Le travail reprendra sa signification grâce à ce projet de reconstruction, aux conditions fixées par les politiques de protection sociale, de redistribution des revenus et de contrôle des prix. C’est selon cette nouvelle politique économique et sociale que l’on pourra sérieusement traiter la lancinante question de l’immigration.

Bien connu de nos lecteurs, le seul mérite de ce programme commun de reconstruction était, jusqu’en janvier dernier, d’exister. Il peut former aujourd’hui la perspective positive d’un mouvement social qui est très normalement animé par une volonté de rejet. Il suffirait que quelques politiques s’en emparent pour que s’inversent les logiques de décomposition du milieu politique. Il ne paraît plus impossible de changer le cours de notre histoire.

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Editorial du numéro 1256 de « Royaliste » – 7 mai 2023

 

 

 

 

 

 

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