Pour Balladur, c’est fichu. C’est un homme isolé, décalé, qui ne comprend rien au pays qu’il est chargé de gouverner.

Face à la révolte de la jeunesse, il a cru qu’il suffisait d’un aménagement technique du CIP pour que tout rentre dans l’ordre ! Et il a fallu des semaines de manifestations dans toute la France pour que le Premier ministre en vienne à évoquer l’ampleur du malaise social. Ce qui n’empêche pas ses proches de crier à la manipulation politique, et même au complot. Que c’est bête ! Il suffit de regarder passer les manifestants pour s’apercevoir que leur mouvement est spontané, pour comprendre qu’ils expriment bien plus qu’un malaise : une colère vraie, une révolte qui cherche à se transformer en révolution.

EGALITE

Pauvre Balladur, toujours en retard d’une analyse, d’une conclusion, d’une décision. Le retrait du CIP changera sans doute la forme de la révolte, mais pas sa nature, ni son intensité. Au-delà du CIP, c’est toute la question du travail qui est posée. Et c’est toute la politique du Premier ministre qui est radicalement contestée, dans la rue et par les faits :

Il veut s’appuyer sur les forces du marché ? Nous subissons la violence économique, les ravages de la spéculation financière, l’inégalité colossale des revenus.

Il encourage le patronat par des cadeaux inouïs ? Au lieu d’investir et de créer des emplois, les patrons accumulent des profits sans aucun avantage pour la collectivité.

Il célèbre les vertus de la privatisation ? Nous voyons qu’elle se traduit par la désorganisation de notre structure industrielle au profit des amis du pouvoir et par de nouvelles suppressions d’emplois.

Il annonce un vaste plan pour l’emploi ? Mais cela se résume à une flexibilité qui fait droit aux revendications patronales et qui augmentera dans notre pays la proportion de main-d’œuvre servile, taillable et corvéable à merci.

Comme toujours, la droite conservatrice se heurte à l’exigence d’égalité. Egalité des chances, égalité des droits, dignité de la personne humaine : dans leurs slogans et sur leurs banderoles, les manifestants affirment la dignité du travail et le droit à l’emploi, la solidarité entre les générations, la solidarité entre Français et immigrés face aux mesures prises à l’encontre de deux jeunes Algériens par le préfet de Lyon. Echec à Michel Giraud, apôtre sournois de la flexibilité. Echec à Charles Pasqua, artisan de la législation xénophobe. Echec à ceux qui rêvent de purification ethnique : les manifestants, toutes origines confondues, défilent par lycée, par IUT, avec les syndicats, et donnent sans même y penser le plus beau des démentis aux lepénistes honteux ou avoués.

Il ne suffit plus de dénoncer. Il faut maintenant engager un vaste débat national pour que la lutte des lycéens, des étudiants, des travailleurs, des chômeurs de notre pays aboutisse à une indispensable transformation de la société. Sans prétendre imposer une doctrine, mais au contraire pour nourrir la réflexion, indiquons une stratégie possible :

D’abord réparer les dégâts. La remise à plat du plan quinquennal pour l’emploi et l’abolition de la législation xénophobe sont de toute première urgence pour lutter contre l’exclusion sociale. Une politique cohérente de relance de la demande des ménages est nécessaire pour sortir de la crise conjoncturelle. L’arrêt de la privatisation s’impose également, afin de permettre la mise en œuvre d’une stratégie globale de l’investissement public.

Ensuite se donner les outils de la transformation économique et sociale. Retour à l’ancien statut de la Banque de France, nationalisation du crédit, reconstitution d’un secteur nationalisé industriellement cohérent, planification indicative démocratiquement concertée, négociation européenne pour la protection de l’économie continentale : tels sont les principaux éléments qui pourront traduire en acte une nouvelle politique économique.

Puis engager le processus de la révolution sociale. Il ne s’agit pas de rejouer la révolution bolchévique, mais de prévoir et d’organiser un changement radical afin d’éviter que ce soit la logique économique du marché qui impose ses fausses évidences avec sa coutumière brutalité. La révolution sociale aujourd’hui, cela signifie la réduction progressive de la durée du travail, la disjonction du revenu et de l’emploi, une révision de la hiérarchie des salaires selon le principe de justice, une redistribution d’ensemble des revenus en vue de rétablir l’égalité des chances – donc une réforme de grande ampleur de la fiscalité directe et indirecte – et dette politique de la ville qu’aucun gouvernement depuis trente ans n’a eu l’intelligence de concevoir et le courage d’entreprendre.

Ce sont là de simples indications en vue d’un projet qui doit être démocratiquement discuté. Nous savons tous qu’une nouvelle orientation est nécessaire et possible. Mais nous constatons aussi que la classe politique, à droite comme à gauche, est incapable de prendre les décisions cruciales, faute de réflexion et de volonté suffisantes. Dans ses mentalités, dans ses structures, dans son personnel dirigeant, il faudra elle aussi qu’elle fasse sa révolution.

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Editorial publié dans le numéro 619 de « Royaliste » – 4 avril 1994.

 

 

 

 

 

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