Eric Cézembre suit pour « Royaliste » les questions de défense. Il est auditeur national de l’Institut des hautes études de défense nationale et a servi dans la réserve militaire pendant quarante ans.
Responsables de l’OTAN, dirigeants d’Europe du Nord évoquent la menace d’une agression russe à la fin de la décennie, joignant parfois la proposition de restaurer une forme de service militaire… Faut-il prendre au sérieux ces cris d’alarme ?
On peut se demander si, dans de nombreux cas, l’hypothèse d’une agression russe ne repose pas sur la supposition d’une victoire militaire russe en Ukraine, qui aiguiserait l’appétit de Poutine ? On peut aussi se demander si cette réaction de panique n’est pas d’abord la conséquence de l’incapacité des Européens à se donner des moyens de défense suffisants et à alimenter l’Ukraine en armes et munitions. A l’inverse, une défaite cinglante en Ukraine affaiblirait l’armée russe et le régime, et encouragerait la Biélorussie à se tenir à l’écart. L’armée russe n’a pas les moyens d’affronter de nouveaux adversaires tant qu’elle est engagée en Ukraine. La première mesure de prévention est donc d’apporter à l’Ukraine un soutien efficace.
Menace, concept, moyens
La défense ne saurait découler des intentions supposées ou des dires d’un adversaire potentiel (nul ne s’était affirmé plus amoureux de la paix qu’Adolf Hitler) mais sur les capacités qu’il se donne, selon le raisonnement militaire classique menace-concept-moyens. L’actuelle politique de défense de notre pays repose sur une analyse menée en petit comité, un concept flou et des moyens sans rapport avec la mission annoncée.
Pas touche à ma loi de programmation militaire !
Royaliste a analysé maintes fois les lacunes de la loi de programmation militaire, le lecteur peut notamment se référer au numéro « spécial défense » de mai 2023[1].. Nos dirigeants s’arc-boutent sur cette loi, conçue et votée sans débat suffisant à une époque où l’on s’attendait à une offensive victorieuse de l’Ukraine, où nous pouvions voir avec une certaine sérénité notre situation en Afrique, où la guerre ne s’était pas rallumée au Proche-Orient, où la tension en mer de Chine n’était pas aussi forte, loi aujourd’hui dépassée.
Depuis, est apparu un conglomérat d’États plus ou moins autoritaires, voire dictatoriaux, souvent entre eux antagonistes, mais ayant en commun une même défiance, parfois même détestation, de ce qu’ils appellent en bloc « l’Occident ». La possible conjonction de plusieurs actions, l’une effective et les autres à l’état de menaces, est en mesure de saturer les forces alliées. Sans même parler de plusieurs attaques effectives.
L’actuelle loi de programmation se borne à remettre au niveau technique des Armées qui avaient fondu au soleil des économies budgétaires. On voit apparaître de plus en plus fréquemment dans les écrits des analystes spécialisés l’expression « armée bonsaï », même si le discours officiel des dirigeants politiques comme de chefs militaires tenus par le devoir de réserve affirme que la loi de programmation garantit l’avenir de notre défense.
Tahiti ou Varsovie
Cette expression apparaît de plus en plus au sein de nos armées, signe d’une interrogation informulée. Si un tel choix avait été fait, rappelons l’évidence : Tahiti est, contrairement à Varsovie, peuplée de citoyens français, la nécessaire solidarité entre alliés ne saurait prévaloir sur la protection de nos compatriotes. Hélas, le concept et les moyens de notre défense ne permettent de protéger ni l’un ni l’autre.
La réapparition du conflit de haute intensité oblige notre pays à faire évoluer son modèle d’armée, largement expéditionnaire et calibré sur des conflits asymétriques contre des adversaires légers, vers des forces plus lourdes. Mais, à effectifs constants, comment préserver en même temps l’excellence de nos forces légères, indispensables pour défendre nos intérêts mais aussi pour répondre aux demandes de l’ONU et justifier notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité ?
Prendre en compte les évolutions
Chaque semaine voit apparaître des ouvertures techniques, où nos ingénieurs sont souvent en pointe. Des équipements majeurs, char ou hélicoptère d’assaut, sont mis en question par l’expérience ukrainienne, comme notre choix de la roue plutôt que de la chenille. Les premières générations de drones sont dépassées, en Ukraine, par les contre-mesures électroniques. Une grande souplesse dans la programmation est plus que jamais nécessaire., et donc une marge financière.
« L’économie de guerre », une tartarinade
Le terme d’économie de guerre, ressassé par notre président, cache mal l’incapacité des Européens, comme la nôtre, à obtenir de l’industrie des rythmes de production adaptés à l’urgence. Les leçons de morale aux industriels seraient plus efficaces si elles s’accompagnaient de commandes pluriannuelles fermes, quand Bercy ne veut connaître que la loi de finances annuelle.
Les petits soldats du Saceur et de la commission
L’analyse de Jean-Dominique Merchet, dont rendra compte une prochaine parution de Royaliste, le montre : nous n’occuperions, dans un conflit de haute intensité, qu’un créneau très limité, et ce en engageant l’essentiel de nos moyens sous les ordres du Commandant suprême allié en Europe, un général américain.
Dans le même temps, notre président plaide pour une autonomie stratégique européenne. Pain bénit pour la Commission européenne et sa présidente, qui se rêvent en stratèges, alors que l’effort tant vanté de l’Union échoue à produire le million d’obus qui manque aux Ukrainiens sur le front… L’idée d’un Commissaire européen à la défense commence à se faire jour. L’abandon des Européens évoqué par le candidat Trump avive l’appétit d’une Commission de plus en plus encline à se comporter en gouvernement supranational.
La vieille lune de la dissuasion nucléaire partagée reparaît, qui enterrerait et l’imprévisibilité sur laquelle repose le concept de dissuasion, et notre indépendance. L’autonomie stratégique la plus nécessaire reste celle de la France.
Les avatars de la coopération sur les grands programmes, SCAF et MGCS, la décision de l’Allemagne de lancer un programme européen de bouclier aérien excluant la France et l’Italie, montrent que l’indépendance stratégique et industrielle de notre pays est pour nombre de nos partenaires un obstacle.
A 2% rien n’est possible
Les 2% du PIB qu’atteindra péniblement notre effort de défense signifient une force opérationnelle terrestre de 77.000 soldats, 77 tubes de 155, 200 chars, une force aérienne et aéronavale de 225 avions de combat sans capacité de brouillage et de suppression des défenses adverses, dix frégates de premier rang et un seul porte-avions, trois semaines de munitions et de pièces détachées, selon le site Méta-défense. Alors que les théâtres et les menaces se multiplient, nous ne pouvons être présents nulle part en force suffisante pour peser.
3% ! 3% ! 3% !
Royaliste le répète, 3% du PIB sont nécessaires. Le site Méta-défense vient de faire une simulation de ce que pourraient être nos armées à ce niveau. Un tel exercice est toujours discutable, notamment en ce qu’il cède en partie à la tentation de l’effet-miroir, qui amènerait à opposer à chacune des composantes des forces de l’adversaire potentiel une composante similaire, mais il mérite intérêt et réflexion[2].
L’étude décline les possibilités qu’offrirait un budget de défense porté à 3% du PIB français. Une dimension nouvelle pour notre dissuasion nucléaire, le nombre de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins passant de quatre à six, dans un contexte où le risque de détection augmente avec le nombre de navires déployés sur et sous les océans, nous passerions d’un navire à la mer et un en alerte à deux sous-marins déployés et un troisième en alerte à 24 heures. La composante aérienne de la force de dissuasion passerait de deux à trois escadrons. L’armée de terre pourrait recevoir des missiles balistiques à courte portée. Le missile de croisière naval pourrait emporter une tête nucléaire.
L’Armée de terre pourrait constituer une troisième division organique, qui serait une division blindée avec une brigade blindée de rupture, deux brigades d’infanterie mécanisée et une brigade de soutien soit une force de 40 000 hommes composée largement de gardes nationaux et de conscrits sélectionnés. Les divisions existantes recevraient une brigade mécanisée supplémentaire, avec une ressource humaine de même origine. L’Armée de terre alignerait 350 chars de combat, un millier de véhicules de combat d’infanterie et blindés de combat et de reconnaissance et 2 000 blindés multi-rôles Griffon et Serval, une centaine de tubes de 155, autant de mortiers et de pièces de DCA mobiles, 60 hélicoptères.
La Marine compterait deux sous-marins nucléaires d’attaque supplémentaires, plus une flottille de sous-marins conventionnels ou de drones sous-marins de grande taille destinée à protéger les sorties des sous-marins nucléaires. Elles s’accroitraient de deux porte-avions légers à propulsion classique, de deux frégates de défense aérienne, de cinq frégates anti-sous-marins, de onze corvettes lourdes ou frégates légères.
L’Armée de l’air et de l’espace passerait à 240 chasseurs sur un total de 300 avions de combat. Elle alignerait 2 à 300 futurs drones de combat du Rafale F5, plusieurs centaines de drones légers destinés à la suppression des défenses anti-aériennes.
Le nombre de militaires d’active augmenterait de 40 000 pour passer à 250 000, celui des réservistes croîtrait de 80 000 à 120 000, une conscription sélective apporterait 80 000 hommes et femmes chaque année.
Une augmentation de l’efficacité plus que proportionnelle à celle de la dépense, qui ferait de notre pays un partenaire écouté et un adversaire respecté.
Retour au service militaire obligatoire ?
Dans toute l’Europe, les armées professionnelles peinent à recruter et surtout à fidéliser. On s’engage souvent pour apprendre un métier, avec pour projet de l’exercer ensuite dans le civil. Dans l’Armée de terre, les opérations extérieures en Afrique étaient un bon argument de recrutement. La vision, sur tous les écrans, des tranchées en Ukraine attire moins. Dans la Marine, nombre de matelots vivent en couple, souvent composé de deux matelots, et rechignent devant les absences prolongées. La Royal Navy envisage de limiter l’équipage de ses futures frégates à 50. Dans ce contexte, on entend de plus en plus évoquer un retour du service militaire, paré rétrospectivement de toutes les vertus éducatives.
Nous voyons aujourd’hui l’armée ukrainienne, largement composée de réservistes, damer le pion à l’armée russe. Le débat sur un éventuel rétablissement de l’appel sous les drapeaux – le service national n’a été que suspendu par la loi de 1995 – doit éviter les pétitions de principe, pour ne considérer que les faits. Il n’est pas question d’appeler une tranche d’âge, soit 7 à 800 000 filles et garçons. Mais il faudra bien explorer deux voies : l’augmentation du nombre des réservistes, déjà partiellement engagée, et une conscription sélective, qui verrait les armées appeler, selon le modèle scandinave, 10% d’une classe d’âge. Ce dernier modèle fonctionne, grâce à une forte valorisation du service militaire.
L’augmentation du format de l’armée de terre permettra, sans modifier les équilibres, de recréer un ou deux régiments de Légion étrangère, une ressource de grande qualité pour laquelle les candidats manquent rarement.
Protéger une société fragile, où il n’y aurait pas d’arrière
La stratégie russe implique de semer le désordre dans les sociétés visées et de s’attaquer aux esprits mais aussi aux infrastructures sensibles, avant même un conflit ouvert. Les Français croient, en voyant sur leurs écrans le conflit ukrainien, que la guerre est une chose qui se passe à la télévision et bien loin de chez nous. Or nos sociétés sont fragiles, et leur fonctionnement repose sur des infrastructures impossibles à protéger, le réseau électrique par exemple, mais aussi les câbles sous-marins. Nous avions à l’époque de la Guerre froide des régiments de défense opérationnelle du territoire, largement composés d’appelés. Il n’est pas possible physiquement de protéger efficacement l’ensemble des installations contre des forces spéciales surentraînées, il faudrait combiner protection militaire et policière des équipements indispensables, et dissuasion notamment par une menace cyber dont notre pays a la compétence. Les bombardiers à longue portée venant régulièrement frôler les côtes d’Europe occidentale montrent aussi que la quiétude de nos cités n’est pas garantie.
Gagner la guerre avant la guerre
Il est urgent de rouvrir le débat sur les objectifs et le concept de défense de notre pays.
Les royalistes sont particulièrement sensibles à la régression que représenterait pour la civilisation un conflit armé, en Europe ou dans nos communautés d’Outre-mer. Des morts et des blessés par centaines de milliers, la destruction d’innombrables foyers, de biens culturels irremplaçables, notre défense doit être conçue pour nous en préserver, sans pour autant céder au chantage.
La dissuasion nucléaire reste la garantie de notre sécurité, mais elle devra compter avec l’apparition des armes hypervéloces qui pourraient, dans l’avenir, réduire à quelques dizaines de secondes le temps de réflexion du chef de l’Etat et accroître la tentation d’une première frappe incapacitante.
Il faut prendre au sérieux les cris d’alarme que nous entendons, qui postulent une victoire russe en Ukraine que nous pouvons empêcher. Non pour nous résigner à un combat dévastateur mais pour « gagner la guerre avant la guerre » selon l’expression du chef d’état-major des armées. La plus belle histoire des guerres est celle des conflits que l’intelligence des dirigeants et la prudence qu’inspire la valeur des armées ont su différer jusqu’au moment où ils sont devenus sans objet.
Éric Cézembre
[1]https://archivesroyalistes.org/IMG/pdf/1256_bis.pdf
[2]https://meta-defense.fr/2024/02/15/armees-francaises-effort-de-defense-3/
Une victoire russe en Ukraine ne serait nullement une catastrophe pour nous Français et autres Européens de l’Ouest. L’Ukraine est une terre historiquement liée à la Russie depuis toujours. En voulant nous engager dans cette guerre, « nos » dirigeants veulent sauver les oligarques ukrainiens et le président de ce pays en premier. Ce n’est évidemment pas surprenant de la part de M. Macron. C’est le contraire qui le serait. Les Français n’ont pas à verser leur sang pour ces gens-là. Cette guerre n’est pas la nôtre.
On imagine mal le plus mauvais de nos rois agir ainsi. Une différence aussi: nos rois ont toujours été en première ligne eux et leurs fils dans les guerres de l’époque. Le comte de Paris n’y a pas fait défaut s’engageant dans la Légion pendant la Seconde guerre mondiale et un de ses fils a perdu la vie en Algérie. Les dirigeants républicains eux, non seulement déclenchent les guerres mais se gardent bien de risquer leur vie, se contentant de sacrifier celle des autres.