Agriculture : Les champs du départ

Mai 29, 1989 | Entretien

 

Agriculture : Les champs du départ

Trois chercheurs à l’Institut national de la Recherche Agronomique viennent de publier, sous le titre « Les Champs du départ » (La Découverte), un livre clair et documenté sur l’évolution du monde rural. A la perspective inquiétante d’une France sans paysans, y a-t-il une politique de rechange possible ? Pierre Bitoun et Pierre Alphandéry ont accepté de répondre à cette question trop longtemps négligée.

 

Royaliste : Qu’est-ce qu’un agriculteur aujourd’hui?

P. Alphandéry: L’image commune est celle du paysan devenu chef d’entreprise, qui est aussi caricaturale que celle du paysan archaïque qu’on voue à une rapide disparition. Ne resteraient plus, en l’an 2000, que trois cent mille agriculteurs « modernes ». Or les agriculteurs ne se répartissent pas seulement selon cette distinction entre l’archaïque et le moderne : la majorité des exploitants est constituée par des agriculteurs intermédiaires qui n’entrent pas dans la logique utilitariste mais qui sont modernes quant à l’utilisation des techniques tout en voulant maintenir leur exploitation dans un tissu social vivant.

Royaliste : On dit que ! ‘agriculture coûte cher…

P.Alphandéry : Il est difficile de savoir combien l’Etat a dépensé depuis la guerre mais l’agriculture n’a pas coûté très cher compte tenu de l’objectif assigné : approvisionner l’Europe avec des produits de qualité et à un prix peu élevé. Cet objectif a été atteint, mais avec un formidable gâchis. L’argent a surtout été investi dans des entreprises « performantes » qui produisent des excédents, polluent, provoquent l’exode rural et la désertification. Ces conséquences sont aujourd’hui évidentes, mais on n’y a pas pris garde pendant quarante ans.

P.Bitoun : Le point préoccupant, c’est l’injustice du mode de financement de l’agriculture. Le système agricole est figé autour des exploitations laitières ou céréalières déjà excédentaires, puisque le principe fondamental est que plus on produit plus on touche d’argent. C’est moins vrai aujourd’hui avec les quotas, mais l’ensemble du système fonctionne toujours selon cette règle.

Royaliste : Quelles ont été les orientations de la politique agricole française depuis la guerre ?

P. Alphandéry : C’est une orientation très productiviste. On a voulu que les agriculteurs sortent de l’autarcie, produisent de plus en plus pour le marché, exportent beaucoup pour faire rentrer les devises qui nous étaient nécessaires après la guerre. Les années soixante sont restées célèbres en raison du mouvement des jeunes agriculteurs (le CNJA avec Michel Debatisse) et des lois d’orientation qui visaient elles aussi à augmenter la productivité.

Dans les années soixante-dix, l’augmentation des produits pétroliers et le début de la surproduction ont montré que le système ne fonctionnait pas aussi bien qu’on l’avait cru : beaucoup d’agriculteurs étaient en difficulté, les prix agricoles augmentaient moins vite que les autres et le système d’aides sélectives provoquait de nombreuses faillites. L’arrivée de la gauche au pouvoir n’a pas changé grand-chose. Elle s’était ralliée à l’idée des quantums, aujourd’hui défendue par la Confédération paysanne : au lieu de payer un volume illimité de production aux prix garantis par Bruxelles, on n’en paie qu’une partie nécessaire à la vie de l’exploitation, et l’excédent est vendu aux prix du marché. Mais le P.S. a abandonné cette idée et se contente de ménager la chèvre et le chou : il s’efforce d’empêcher une restructuration sauvage et soutient les expériences de développement local mais il continue de rechercher la productivité maximale grâce aux entrepreneurs agricoles.

P.Bitoun : Comme dans l’ensemble de la société, il y a un « traitement social » destiné à faciliter la nouvelle mutation agricole : système d’aides, prise en charge des cotisations sociales que les agriculteurs ne parviennent plus à payer etc. On s’appuie un peu plus sur les exploitants intermédiaires en leur faisant miroiter une pleine participation au système de cogestion. Cette politique n’est pas socialiste, c’est la voie douce de la « République du centre » en agriculture. Le dispositif de la politique agricole reposait sur trois données : l’intervention de l’Etat, décisif dans le développement agricole ; le rôle de la Jeunesse Agricole Chrétienne qui avait pris en charge la modernisation contre le corporatisme de l’avant-guerre et accepté l’exode rural ; cette rencontre entre l’esprit planiste et l’esprit chrétien-républicain a conduit au système de cogestion de l’agriculture par les professionnels et les fonctionnaires. C’est ce dispositif qui est en crise aujourd’hui : l’Etat cherche à se désengager financièrement, la JAC s’est divisée entre ceux qui se sont ralliés à la logique du marché et ceux qui veulent favoriser l’agriculture intermédiaire et le développement local. Du coup, le système de cogestion est remis en question par les groupes qui en sont exclus : la Confédération paysanne à gauche et la Fédération française de l’Agriculture à droite.

P. Alphandéry : Ce système est devenu absurde puisqu’on continue de fixer des normes de plus en plus productives aux entreprises agricoles alors que nous sommes confrontés au problème des excédents, à la désertification, au problème du chômage de ceux qui quittent la terre.

Royaliste : Qu’en est-il de la politique agricole commune ?

P. Alphandéry : La PAC est victime de son trop grand succès. La situation communautaire est la même qu’en France : production d’excédents avec de moins en moins d’agriculteurs. Il est probable qu’on va continuer sur cette lancée, avec peut-être des mesures sociales d’adaptation et un souci écologique plus affirmé. Mais c’est peu de choses par rapport au principe général qui est de gouverner par le marché et de diminuer graduellement les prix européens pour les aligner sur les prix mondiaux.

P. Bitoun : Ce système de financement peut très bien contribuer, même avec une aide au développement local, à une partition de fait entre des noyaux productifs et un vaste territoire de plus en plus désertifié où il n’y aurait plus que des jardiniers de la nature entretenant le paysage pour le bien-être des citadins.

P. Alphandéry : Les dirigeants européens s’accommodent de ce schéma d’une agriculture dualiste. Au mieux, on entend un double discours : ainsi J. Delors souhaiterait un taux de 10{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} d’agriculteurs par rapport à la population active (contre 6 ou 7{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} aujourd’hui) et se dit terrorisé de l’évolution actuelle. Mais la logique économiciste finit toujours par prévaloir au nom de la concurrence internationale, en l’absence de tout débat politique et social permettant de déterminer quel type d’espace rural on veut garder.

P. Bitoun : Le gel des terres a été décidé sans débat, alors que cette mesure choque les agriculteurs et beaucoup d’urbains qui trouvent extravagant que l’Europe stérilise ses terres alors que tant de gens ont faim dans le monde. En outre, cette mesure sera sans doute de peu d’effet car l’exemple américain montre que les agriculteurs abandonnent les mauvaises terres et poursuivent l’exploitation intensive des meilleurs sols…

Royaliste : Qui remet aujourd’hui en cause cette vision économiciste?

P. Alphandéry : Une partie de ceux qui ont milité à la JAC, où le développement était inscrit dans l’idée du service de la communauté rurale, ne s’accommode pas du libéralisme et remette en avant l’idée de solidarité. Ils essaient de réinsérer l’économique dans le social et s’opposent à la désertification. Ce sont en général des agriculteurs intermédiaires, que l’on trouve dans les expériences de développement local qui se sont multipliées en France depuis une quinzaine d’années.

P. Bitoun : Le développement local n’est pas une panacée. Il peut être freiné par un trop faible financement, ou bien s’intégrer dans la logique européenne par le biais des notables.

P. Alphandéry : Leurs résultats sont en effet très ambigus. Ces expériences demandent beaucoup de bénévolat et, à partir du moment où les associations veulent se développer, elles risquent de tomber dans le système classique des notables et de perdre leur autonomie politique et sociale. Un autre courant est constitué par les écologistes au sens large du terme, c’est-à-dire ceux qui craignent que la disparition des paysans détruise un certain rapport entre l’homme et la nature.

P. Bitoun : Je suis pessimiste. Des inflexions à la politique agricole permettront peut-être que s’expriment des sensibilités écologiques mais je crains que ce soit sous la forme d’une écologie post-moderne : beaucoup veulent que la campagne vive pour aller y jouer au golf ou au tennis. Ce qui se concilie fort bien avec l’organisation dualiste des agriculteurs « performants « et des jardiniers de la nature.

P. Alphandéry : Il y a lieu d’être pessimiste, tout en soulignant des différences de situation. Dans certaines zones peu éloignées des villes, on a vu arriver de nouveaux habitants qui se sont mélangés aux ruraux et on observe là une sociabilité vivante. Dans d’autres zones plus éloignées des villes, le déclin n’a pu être enrayé.

Royaliste : Et sur le plan syndical ?

P. Alphandéry : Il y a peu de contestation organisée. La Confédération paysanne, qui a obtenu un certain succès aux dernières élections aux Chambres d’agriculture, milite en faveur d’une politique qui permettrait de maintenir un nombre important d’exploitations agricoles. Mais ses moyens sont ridiculement faibles par rapport à ceux de la FNSEA.

P. Bitoun : Le fait que la Confédération ne soit pas reconnue comme partenaire au même titre que la FNSEA est un obstacle très important. Pour infléchir la politique agricole, il faut participer au système de cogestion.

P. Alphandéry : En outre, la Confédération se heurte au fait que toute contestation du productivisme est considérée comme un archaïsme.

P. Bitoun : II faut ajouter que la répartition en trois catégories (entrepreneurs, intermédiaires et laissés pour compte) ruine l’unité du système agricole. Pourtant, il n’y a pas de rupture de l’hégémonie de la FNSEA sur le monde paysan. Mais c’est là un problème général dans la société française : il n’y a pas de projet alternatif et la logique de l’économie prévaut sur des aspirations qui ne parviennent pas à se transformer en mouvement social.

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 516 de « Royaliste » – 29 mai 1989

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