Indispensable à la nation et incertain dans ses configurations, le Parlement français tente depuis plus de deux siècles d’instituer une représentation nationale incontournable et jamais satisfaisante. Souvent dénigrée, jamais remplacée, notre tradition parlementaire s’est forgée au fil de ses crises.

La tradition n’est pas la plate répétition d’un passé trop souvent mythifié mais une transmission jamais tout à fait réussie d’œuvres régulièrement bousculées par le vent de l’Histoire. Notre tradition parlementaire, telle que l’expose et l’explique Benjamin Morel dans un ouvrage de référence (1), se construit dans le manque et les manquements, malgré ses dérives et les volontés dictatoriales d’abolition ou d’asservissement.

De plus, en politique comme dans d’autres domaines, l’objet de la transmission peut se présenter sous la forme d’une énigme ou d’un paradoxe. La “république républicaine” évoquée par Aristote reste énigmatique. La représentation butera toujours sur la non-coïncidence entre le représentant et le représenté, qui relève d’une évidence difficile à accepter. Sur le site de l’Assemblée nationale, il est immédiatement précisé que “Depuis la Révolution française, les députés représentent la Nation tout entière et non leurs électeurs” alors que ceux-ci considèrent généralement que les députés portent la parole de leur parti ou défendent les intérêts d’un groupe social.

En 1789, les premiers révolutionnaires avaient cru possible d’instituer une représentation nationale et de définir strictement sa fonction. L’institution représentative comblait un vide créé par un Etat monarchique qui avait réussi à dominer les factions religieuses et prétentions nobiliaires à l’aristocratie mais qui était empêtré dans le système des Parlements et confronté à l’irrémédiable déclin de la société d’ordres. Le génie de ces monarchistes constitutionnels est d’établir un corps intangible de principes par la Déclaration des droits et d’installer la médiation parlementaire entre le pouvoir royal et le peuple-nation. La prohibition du mandat impératif est inscrite à l’article 3 de la Déclaration et réaffirmée dans la Constitution de 1791. Cela signifie que le Parlement remplit sa fonction législative selon la Volonté générale, qui implique le monocamérisme et le rejet des factions. Pour Sieyès, la Volonté générale est l’effet d’une délibération qui vise l’intérêt général par-delà tous les intérêts particuliers. Ainsi conçue, la délibération est une pédagogie qui éduque le peuple à l’austère logique de la Volonté générale. “Ce n’est pas la nation qui fait l’Assemblée nationale, c’est l’Assemblée nationale qui fait la nation”, résume Benjamin Morel. Cette conception, partagée par les Montagnards et les ”Girondins”, exclut la notion de “parti” telle que nous l’entendons – mais la dialectique des conflits a montré qu’elle n’était pas tenable. Les factions se réunissent dans des clubs qui jouent un rôle majeur et le 10 Août 1792 engendre un phénomène de double pouvoir – celui de l’Assemblée, celui de la Commune – qui altère violemment la fonction législative.

L’élimination du pouvoir royal règle d’autant moins la question institutionnelle que la Révolution française dans son ensemble néglige ou combat la fonction gouvernementale qui aurait pu s’installer entre le roi et l’Assemblée. Robespierre est beaucoup plus hostile aux ministères qu’au roi mais, sous la Convention, l’émergence en son sein de comités spécialisés – comité des Finances, comité de Sûreté générale, comité de Salut public – accroît la violence des conflits qui trouvent une solution toute provisoire le 10 Thermidor.

Les violences de l’époque ne doivent pas faire oublier l’importance des acquis de notre première monarchie parlementaire. Dès sa formation, l’Assemblée nationale établit le lien entre le lieu de réunion et sa légitimité puis décide d’élaborer un règlement pour l’organisation de ses travaux et de se donner un président, qui est un arbitre incarnant la nation. Le droit de pétition est reconnu dès juillet 1789, la publicité des débats est assurée en juin et, en septembre, l’Assemblée nationale met en place des comités spécialisés qui annoncent les commissions.

L’antiparlementarisme est aussi vieux que le Parlement. Après 1789, la droite réactionnaire voudrait revenir au bon vieux temps en oubliant les assemblées délibératives grecques et romaines, les assemblées chrétiennes médiévales et l’étude attentive, par maints juristes français, des débats au Parlement britannique. Après l’échec du Directoire, où l’on fait une première expérience bicamérale, l’antiparlementarisme prend une tonalité moderniste, rationalisatrice. Le Consulat et l’Empire marginalisent et segmentent la représentation – Tribunat, Corps législatif, Sénat – sans l’abolir. Les lieux de la représentation sont désormais fixés – au palais du Luxembourg, au palais Bourbon – et l’on voit apparaître les notions de gouvernement et de session parlementaire dans un système évidemment déterminé par la prééminence consulaire puis impériale.

La parenthèse impériale refermée, le Parlement renaît en même temps que la monarchie royale. La Restauration inaugure l’âge d’or du parlementarisme qui se termine en 1918. Après Waterloo, on improvise un système bicaméral. La monarchie selon la Charte institue une Chambre des députés élue au suffrage censitaire et indirect (72 000 électeurs) et une Chambre de pairs héréditaires. L’ensemble est placé sous l’égide d’un roi qui peut convoquer et dissoudre à sa guise la chambre basse et qui dispose du monopole de l’initiative des lois. Il y a   un gouvernement, choisi par le roi, mais qui a son existence propre et dont les ministres sont déclarés pénalement responsables. La Charte dispose par ailleurs qu’”aucun impôt ne peut être établi ni prélevé s’il n’a été consenti par les deux Chambres et sanctionné par le roi”. Ces dispositions permettent d’esquisser un contrôle parlementaire, facilité par l’ordonnance du 14 septembre 1822 qui consacre le principe de l’annualité budgétaire.

Benjamin Morel explique que “Louis XVIII joua le jeu parlementaire, par intelligence politique autant que par peur de l’instabilité”. Il reconnaît la responsabilité et la solidarité du gouvernement et lui mesure son soutien en fonction de ses appuis parlementaires. Ce gouvernement mène sa propre politique, non celle du roi, sous l’égide d’un ministre prépondérant – le duc de Richelieu, Decazes. Un jeu s’esquisse entre une majorité et une opposition qui développe ses moyens de contrôle. Ceux-ci ne résultent pas d’une “ruse de la raison” parlementaire mais de l’apparition d’un exécutif dual – le roi, le cabinet autonome, solidaire et qui répond aux interpellations du pouvoir législatif. A la Chambre, les ultra-royalistes, partisans du retour à l’Ancien Régime, s’efforcent de contrôler le jeu politique et contribuent largement à renforcer le pouvoir parlementaire qu’ils récusent. Charles X croit possible, en désignant Polignac, d’avoir un gouvernement ultra-réactionnaire fort peu soucieux des rapports de force parlementaires. Le trône n’y résiste pas.

La Révolution de 1830 rehausse le Parlement. Les députés se voient  reconnaître l’initiative législative, le roi des Français ne peut plus légiférer par ordonnance et perd son pouvoir de nomination des présidents des comités électoraux et du président de la chambre basse. Les pairs héréditaires sont supprimés en 1831. Le gouvernement, généralement composé d’anciens parlementaires, affirme clairement qu’il est responsable devant la Chambre des députés. Dès 1830, l’interpellation, inspirée par l’exemple britannique, implique une mise en jeu de la responsabilité du ministère – ce qui se produit trois fois avant 1848. Le contrôle budgétaire s’accroît, selon le principe d’universalité et d’unité budgétaire consacré par l’ordonnance du 14 septembre 1822 ; les commissions étendent leurs pouvoirs de contrôle sur un budget clairement structuré.

La principale faiblesse de la Monarchie de Juillet tenait au système censitaire, progressivement élargi, qui favorisait une bourgeoisie commerçante et terrienne peu concernée par les bouleversements économiques et sociaux de la révolution industrielle. C’est le gouvernement provisoire issu de la Révolution de 1848 qui décrète le 5 mars le suffrage universel pour les hommes âgés d’au moins 21 ans et l’élection directe des députés. Ces décisions sont massivement approuvées par un taux de participation de 83,3% aux élections du 23 avril 1848.

Les promesses de la révolution ne furent cependant pas tenues : les manifestations de juin, provoquées par la dissolution des ateliers nationaux, conduisent l’Assemblée constituante, initialement soucieuse d’affirmer l’autonomie et la puissance du pouvoir législatif, à confier des pouvoirs toujours plus étendus au général Cavaignac, ministre de la Guerre chargé de réprimer l’insurrection populaire puis promu président du Conseil des ministres.

L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, pour un mandat de quatre ans non renouvelable, confronte le prince-président à une Assemblée unique, majoritairement acquise au parti de l’Ordre. Les monarchistes y préparent le retour à la monarchie parlementaire face aux bonapartistes. La crise politique est brutalement résolue par le coup d’Etat du 2 décembre 1851, qui se fait contre la Chambre. Odilon Barrot, chef de la gauche dynastique après 1830 puis deux fois chef du gouvernement entre le 20 décembre 1848 et le 30 octobre 1849, tente d’organiser la résistance au coup d’Etat à la tête de deux cents députés avant d’être jeté en prison.

L’effondrement du pouvoir impérial ouvre une longue période d’incertitude sur la nature du régime politique qu’il convient d’instituer, non sur le Parlement lui-même qui fait l’objet d’un large accord entre les monarchistes et les républicanistes libéraux. Les élections du 8 février 1871 marquent la victoire des légitimistes et des orléanistes qui disposent de la majorité absolue. La perspective de restauration d’une monarchie parlementaire semble toute tracée. Les divisions entre monarchistes et l’attitude négative du comte de Chambord conduisent peu à peu à l’érosion des groupes monarchistes et au vote des trois lois constitutionnelles de 1875 qui forment l’armature de la IIIème République aussi inattendue que le parlementarisme sous la Restauration. Fragile en ses débuts mais s’installant dans la longue durée (1870-1946) le nouveau régime a réuni les acquis de l’orléanisme – la responsabilité du gouvernement devant le Parlement, le bicamérisme, l’existence d’un chef de l’Etat aux faibles pouvoirs mais dont la fonction est riche de virtualités – et les acquis de la IIe République : le suffrage universel, l’élection directe des députés.

Au fil des affrontements et malgré les ruptures, maints facteurs positifs sont apparus et se sont conjugués hors de la volonté des acteurs.

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1/ Benjamin Morel, Le Parlement, temple de la République, De 1789 à nos jours, Passés/Composés, 2024. L’analyse de l’ouvrage se prolongera sur mon blog.

Article publié dans le numéro 1283 de « Royaliste » – 9 septembre 2024

 

 

 

 

 

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